DE RUE D’ENFER À RUE MONTE AU CIEL
• sur « DE RUE D’ENFER À RUE MONTE AU CIEL » :
– "Rue d’Enfer" : il s’agit du vrai nom d’une rue de St-Pierre, la ville détruite par le volcan la Montagne Pelée en 1902, date où débute mon livre Rue Monte au ciel. La rue Monte au ciel est aussi une vraie rue de St-Pierre qui existe toujours, au pied du volcan. Avant la catastrophe de 1902, cette rue était bordée de maisons bourgeoises d’un côté, et de l’autre de bordels et de bars pour les bourgeois en goguette et les marins en bordée.
– « Le bougre » signifie tout simplement le type, le bonhomme, le quidam, l’individu, le mec.
– « drivaillé » (du créole "drivayé") : vagabonder, vaguer, errer, traîner, se balader, se promener ici et là.
– « Mouillage » (nom propre) : le mot mouillage, qui désigne un abri sûr pour un navire, est le nom d’un quartier du port de Saint-Pierre, Le Mouillage (créant un jeu de mots avec l’appellation familière des sécrétions féminines en cas d’excitation sexuelle, "mouiller").
– « daubannes » : ce mot créole vient de « d’Aubagne » ; il signifie dame-jeanne, bonbonne, grosse cruche, jarre (aux formes arrondies comme une dame dodue).
– « N’y a pas trouvé de daubannes ni nulle dame-jeanne
Mais des oeillades de dames Jeanne ad libitum » :
Les jeux de mots renforcent le côté coquin, primesautier. L’idée, c’est que « le bougre » est venu en ville acheter une dame-jeanne (ou « daubanne ») et qu’il est allé voir les prostituées, les filles de joie, les dames de petite vertu, de moeurs légères (des dames prénommées Jeanne ou autres)…
– - "s’est fait toiser "
"toiser" : regarder de haut (l’homme est au pied de la Montagne Pelée).
"par la dame
qui a la tête dans les nuages,
le ventre en feu, :
"la dame", ici, est la Montagne Pelée personnifiée, assimilée à une dame au tempérament volcanique (métaphore anthropomorphique érotico-vulcanologique).
– "le mont de Vénus" : le pénil, partie inférieure du ventre de la femme, constituant une éminence triangulaire, large et arrondie au-devant de l’os du pubis.
– "pelé" : sans poils. Jeu de mots avec le Mont Pelé, le volcan, aussi appelé La Montagne Pelée.
– "en bordée" : une bordée est une sortie en ville des marins, généralement lors d’une escale, afin de ravitailler le navire en produits divers ou pour s’amuser. Dans ce dernier cas, la bordée s’accompagnait la plupart du temps de beuveries, de bagarres et de débordements divers. La mauvaise réputation des marins vient sans doute de là et rien d’autre ne le justifie, le rationnement d’alcool et la discipline étant de rigueur à bord pour conserver la sécurité des matelots. Le mot "bordée fait ici écho à "bord d’eau" et "bordel".
– "bord d’eau" : jeu de mots avec "bordel, en ancien français "bordeau", mot qui vient de "bord d’eau", car autrefois les "bordels" pour marins étaient situés au bord de l’eau dans les ports.
– "driva" (créolisme) : vagabonder, vaguer, errer, traîner, se balader, se promener ici et là.
– la biguine : danse antillaise.
– "abyssaux mouillages" : métaphore désignant les profondeurs des sexes de femmes qui "mouillent" (sont excitées, en langage familier).
– "en partance pour" : Qui s’apprête à partir pour, sur le point de partir pour, en train de partir pour…
– (pour de créoles Saturnales" : Les Saturnales (en latin Saturnalia) sont, durant l’Antiquité romaine, des fêtes se déroulant pendant la période proche du solstice d’hiver, qui célèbrent le dieu Saturne, l’Âge d’Or, époque mythique heureuse où les hommes étaient gouvernés avec douceur et équité. Les Saturnales, accompagnées de grandes réjouissances populaires, vont contribuer à célébrer la mémoire de cet âge. Au cours des Saturnales les esclaves jouissent d’une apparente et provisoire liberté.
Durant cette fête très populaire, l’ordre hiérarchique des hommes et logique des choses est inversé de façon parodique et provisoire : l’autorité des maîtres sur les esclaves est suspendue. Ces derniers ont le droit de parler et d’agir sans contrainte, sont libres de critiquer les défauts de leur maître, de jouer contre eux, de se faire servir par eux. Les tribunaux et les écoles sont en vacances et les exécutions interdites, le travail cesse. On fabrique et on offre de petits présents (saturnalia et sigillaricia). Des figurines sont suspendues au seuil des maisons et aux chapelles des carrefours. De somptueux repas sont offerts. Ici, il s’agit du Carnaval antillais.
– « a chocolaté » (créole) : C’est délicat, car « chocolater » serait enduire de chocolat, donc à la fois agréable et agaçant : titiller, taquiner, tripoter…
– « Bon enfant » (locution adjectivale invariable) : de bonne humeur, amical, sans méchanceté, qui se comporte gentiment, sans faire de manières (le contraire de "guindé") ; peut avoir une connotation péjorative : naïf, candide.
– « Tout excité » : à double sens, y compris une connotation sexuelle.
– « Un lot de diablotins » : des enfants et/ou adultes déguisés en diables rouges (un des déguisements traditionnels du Mardi Gras). Les "diablotins" sont "chocolatés" (tripotés, pelotés, taquinés, lutinés) par le bougre.
– « Pierrotins » : nom des habitants de St-Pierre.
– « Et de matadors mamelues » :
— Le nom "matador", en créole, ne s’utilise pas qu’en période de carnaval, mais une femme qui n’est pas une "matador" le reste du temps peut se déguiser en "matador" au carnaval. Le nom "matador" désigne d’une manière générale une catégorie de femmes, à l’origine affranchies aux moeurs très libres, vêtues de « grands-robes » décolletées. Les "matadors" sont des femmes sensuelles, attirantes, souvent bien en chair ("mamelues" : avec une forte poitrine), de fortes femmes, volontaires, qui ne se laissent pas faire. Pour la traduction, je trouve qu’il faut garder le mot "matador", en ajoutant simplement le mot "femmes" traduit.
– Notre bougre "tout excité" a "chocolaté" (= taquiné, lutiné, tripoté, peloté) les diablotins, il a "chatouillé" tout le monde, les matadors etc, et c’est lui qui a "prodigué suçons et caresses à une capresse" (= fait des suçons et des caresses à une capresse). "Le bougre" du premier vers est le sujet de tous ces verbes ("le bougre" a "chocolaté", "le bougre" a "chatouillé", "le bougre" fait des suçons et des caresses à une capresse etc.).
– « Chatouillé des chabines fessues » :
— « Chatouillé » : la construction grammaticale est la suivante : tous les verbes sur le même plan, depuis « A chocolaté » jusqu’à la fin de la phrase, dans cette énumération, accumulation d’actions, tous les verbes sont au passé composé avec l’auxiliaire (« a ») sous-entendu chaque fois (« chatouillé » = « a chatouillé », plus élégant en français que la répétition de l’auxiliaire).
— "Fessue" : qui a de belles (grosses) fesses, callipyge.
— « Chabin », féminin chabine : personne métissée aux traits négroïdes, au teint clair et aux cheveux crépus, blonds ou roux. On peut le traduire en anglais par "chabine", car on le trouve sous la plume de Derek Walcott, le Saint-Lucien (donc anglophone), prix Nobel de littérature (une référence, s’il en est !), « chabin » lui-même. ("Chabin doré" : aux cheveux blonds à reflets dorés. "Chabin poil mangouste " : à cheveux roux comme le poil de la mangouste.)
– « Une calazaza biscornue » :
— "calazaza " : métis(se) à la peau claire et aux traits fins, aux cheveux frisés, ondulés ou bouclés, blonds ou roux.
L’idéal serait de rendre les deux sens de « biscornu », le sens propre, « à deux cornes », pour le déguisement de diable rouge, et le sens de fantasque, extravagant.
– Quelle est la différence entre un/e "chabin/e" et une "calazaza ?"
— La nuance est très ténue et subjective. Un(e) chabin(e) a des traits négroïdes et des cheveux parfois crépus, tandis qu’un(e) calazaza, sorte de mulâtre(sse), a les traits fins, les cheveux seulement frisés ou bouclés, voire lisses, et est plus clair(e), plus "blanc(he)" d’une manière générale. P. ex, Derek Walcott est un chabin, Suzanne Dracius est, paraît-il, une calazaza. Mais certains disent même « chabine calazaza ».
– « Prodigué suçons et caresses à une câpresse à demi nue » :
— « Prodigué » : depuis « A chocolaté », tous les verbes sont au passé composé avec l’auxiliaire (« a ») sous-entendu chaque fois (« Prodigué » = « a prodigué », plus élégant en français que la répétition de l’auxiliaire).
— câpre, câpresse (créole) : métis de noir et de mulâtre, à peau un peu claire (mais moins claire que "chabin"), et à cheveux noirs.
– « Au callipyge bonda mâté » :
— Callipyge, mot français venant du grec, signifiant "aux belles fesses" :
adj. [P. allus. à la statue antique de Vénus Callipyge ; en parlant d’une pers.] Qui a de belles fesses, harmonieusement arrondies.
— "bonda", par contre, c’est du créole = le derrière, le postérieur, les fesses.
— Mâté :
de MÂTER : Garnir un bateau à voiles de son ou de ses mât(s). Mâté = dressé verticalement comme un mât.
En créole, "maté" désigne un arrière-train rebondi.
Autrement dit, « au callipyge bonda mâté » = aux fesses bien rondes et hautes, bien rebondies.
– « sans démâter de son côté » :
— métaphore maritime et érotique : comme si son pénis était un mât de navire : le verbe DÉMÂTER signifie priver un vaisseau d’un mât de façon violente, en l’abattant, en le rompant.
Au figuré, "démâter" signifie faire perdre contenance, démonter, désorienter. En une métaphore filée sur mâté/démâter, je joue ici sur ces deux sens : « Sans démâter de son côté » veut dire sans débander, sans perdre contenance, en restant en érection.
– "jusqu’à ce que sa queue se dévisse" :
— En français, le mot "queue" a les deux sens : l’appendice caudal d’un animal, et le pénis (familièrement). D’où ce jeu de mots, d’autant plus qu’il y a, dans ce cortège de carnaval, des gens déguisés en diables (donc avec une longue queue fourchue) ou en animaux, et que l’on peut imaginer que notre "bougre", pris dans le mouvement, a enfilé lui aussi un déguisement avec une queue, l’idée d’ensemble du poème étant le sous-entendu sexuel, car notre homme est tout excité, dans tous les sens du terme, dans l’effervescence de la fête, parmi toutes ces femmes attirantes, donc sa queue est en érection, et il s’agite, il danse, il a des relations sexuelles :
"Sans démâter de son côté" (c’est-à-dire sans débander)
"Jusqu’à ce que sa queue se dévisse" (= jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’érection, que sa "queue" soit inerte, dégonflée, comme un manche amovible démonté, "dévissé")
– "Honoré masques et bergamasques" :
— "Honoré : depuis « A chocolaté », dans cette énumération, accumulation d’actions, tous les verbes sont au passé composé avec l’auxiliaire (« a ») sous-entendu chaque fois (« Honoré » = « a honoré », plus élégant en français que la répétition de l’auxiliaire).
En français, le verbe "honorer" a, en langage soutenu et un peu vieillot, le sens de " faire l’amour à une femme", d’avoir des relations sexuelles avec elle.
Tout, là-dedans, est en allusions érotiques et humoristiques… Dans cette orgie carnavalesque, le bougre a fait la cour et même l’amour tour à tour à divers "masques et bergamasques", c’est-à-dire à plusieurs personnes portant des masques et plusieurs personnes dansant et sautant (" bergamasques "), et à toute la liste de personnes déguisées qui sont énumérées : « Marianne la peau-figue » etc.
– « Marianne la peau-figue alanguie » :
"Marianne la peau-figue" ("figue" signifie "banane" en français régional, "fig" en créole) est l’un des personnages de déguisements de Carnaval : les femmes se couvrent de feuilles de bananiers.
– "Vieux corps vifs à califourchon" :
Je tiens vraiment à ce que l’on garde le mot à mot de "vieux corps" : "old bodies", car la suppression des "vieux corps" affadirait toute l’image. Et tant pis si cela ne se dit pas, en anglais ! Tant pis, tant mieux. En français standard non plus !… C’est fait exprès pour frapper, féconder l’imagination. tant mieux si cela paraît étrange : je revendique cette bizarrerie. Cela fait partie des artifices de ma poésie – et de mon style en général, y compris en prose –, parmi les plus jolis ou évocateurs : l’emploi savamment dosé de créolismes dont tout le monde peut saisir le sens général, tout en étant saisi par la nouveauté et l’étrangeté. Il y a une pub, EN FRANCE, avec la formule "BOUGE TON CORPS", pas "française" du tout, très inhabituelle aussi, comme "vieux corps", mais très évocatrice, beaucoup plus frappante qu’un simple "Bouge !" (c’est un anglicisme qui séduit ; il se trouve que le créole utilise encore plus le mot "corps" que l’anglais n’utilise le mot "body" ; or l’anglais l’utilise plus que le français, naguère puritain, chez qui le corps ne se montre ni ne se nomme).
Il faut tenter de rendre l’espèce d’oxymore sensuel de l’alliance de mots "vieux corps", où "corps" évoque la force physique, tandis que "vieux" évoque la décrépitude. C’est ce contraste que je crée, et qu’il faut maintenir, cet effet de surprise, avec l’expression "vieux corps vifs" (sans compter l’allitération).
– morituri (mot latin) signifie "qui vont mourir" : tous les habitants de Saint-pierre vont être tués par l’éruption du volcan la Montagne Pelée le 8 mai 1902. Il y a un oxymore dans "morituri bien vivants".
– "À peine à peine
Eût-il exonéré ses graines" :
— Les "graines" ("grenn" en créole) sont les testicules ; par conséquent "exonérer ses graines" c’est vider ses testicules de leur sperme, éjaculer, après avoir fait l’amour.
Le sens général est donc : dès que l’homme eut fini d’éjaculer, il se dépêcha de rentrer dans sa campagne.
– « Songeant à sa légitime » (= son épouse)
– « Qui l’espérait à Fort-de-France » (" l"espérait" au sens fort : l’attendait)
– « Poteau mitan » : le mot créole "potomitan" désigne la femme, la mère de famille ; mot à mot, le "poteau mitan" est le pilier central de la maison ("mitan", en français vieilli, signifie "milieu"), sur lequel repose le foyer et sans lequel tout s’écroule.
– « Retira ses pieds » ( = s’en alla, rentra chez lui)
– « juste à temps
Pour éviter la Catastrophe. »
À la fin, quand le bonhomme rentrera chez lui dans sa campagne, il aura échappé de peu à deux catastrophes (là encore, le mot "catastrophe" est à double sens) : l’éruption destructrice du volcan la Montagne Pelée qui détruira Saint-Pierre le 8 mai 1902, et la scène de ménage que lui aurait faite sa femme — furieuse qu’il n’ait pas trouvé les "dames-jeannes" (bonbonnes) qu’elle l’avait envoyé acheter en ville, et jalouse des "dames Jeannes" (putains) avec qui il a couché —, s’il n’était pas revenu à la maison à temps…