JUSTE UN CHANGEMENT INCHANGÉ

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- "Métis, hybride, sang mêlé : c’est juste un changement inchangé" :
C’est, encore une fois — puisque c’est le leitmotiv du recueil —, le thème du métissage. Il y a des changements divers, le monde change, l’environnement change, mais il y a comme un parfum d’éternité, des choses immuables : certaines valeurs, la convivialité, la poésie de certains lieux etc.
En l’occurrence, l’exemple d’une fête patronale d’aujourd’hui dans une commune de Martinique, où jeunes et vieux jouent au même jeu de dés qu’au temps de l’esclavage, au son des mêmes musiques créoles, est une illustration de ce "changement inchangé" où les êtres sont libres désormais — idéalement —, et à tous points de vue métissés. Il y a eu bon nombre de changements, d’évolution, de progrès — et des changements de taille comme l’Abolition de l’esclavage —, mais l’essentiel n’a pas changé, les valeurs éternelles sont là, presque intactes, quasiment impérissables, grâce à la transmission des traditions culturelles.

 Même le fait d’être compliqué :
compliqué est ici synonyme de métissé, complexe, hybride.

 "Puisque le temps n’existe pas" : se réfère, sur le mode poétique et légèrement ironique, aux théories scientifiques selon lesquelles le temps n’existerait pas. Le concept du temps est de plus en plus déconstruit par la science, à tel point que pour certains, le temps n’existe pas : passé, présent, futur coexistent. La technologie actuelle est capable de mesurer les effets relativistes qui existent à la vitesse d’une bicyclette ou ceux dus au champ de gravité à l’échelle d’une trentaine de centimètres. Selon la relativité, le voyage dans le futur est possible : quelqu’un voyageant à une vitesse proche de celle de la lumière ne vieillira quasiment pas et pourra retrouver son jumeau beaucoup plus vieux, donc le futur est déjà présent en quelque sorte. Le temps ne serait qu’une illusion. On le comprend donc pour le futur, mais c’est également vrai pour le passé. Plusieurs théories ont contribué à affaiblir la notion de flèche du temps irréversible.

 Le servage, du latin servus, « esclave », est l’héritier médiéval du lien de clientèle antique. Sa différence avec l’esclavage provient du statut juridique du serf, qui jouit d’une personnalité juridique : le serf n’est pas considéré comme une « chose », un « bien meuble » (contrairement à l’esclave), mais comme une « personne », liée par un contrat (obligation) à une autre personne. Ainsi, le serf n’appartient pas à son seigneur, mais est attaché à la terre (souvent un fief), la contrepartie étant qu’il ne peut être chassé de cette terre, puisqu’il ne fait qu’un avec elle ; en outre, il possède des biens, peut exercer une action et témoigner en justice, peut contracter (mariages, contrats de vente) plus ou moins librement (le plus souvent entre serfs).

 Dans "Du temps l’infini servage" il y a inversion du complément du nom : c’est comme s’il y avait écrit " l’infini servage du temps". Puisque, selon certaines théories scientifiques, "le temps n’existe pas", on ne peut être ni son serf ni son esclave : on ne peut être serf ou esclave de quelque chose qui n’existe pas, et quelque chose qui n’existe pas ne peut être esclave. C’est une manière ironique de remettre en cause le bien-fondé des notions de servage et d’esclavage. Autrement dit nous, humains, sommes débarrassés du servage et de l’esclavage du temps, nous ne sommes pas esclaves du temps. Le temps n’est ni un maître ni un ennemi, d’où le vers suivant :
" Le temps n’est pas un ennemi ".

 "Le temps n’est pas un ennemi, oui !" :
Ce "oui" est un créolisme ; il vient affirmer, appuyer une négation, or en français standard on aurait écrit "non". Mais je ne suis pas une Française standard… Ce "oui" crée un effet de surprise qui renforce cette affirmation, par ailleurs paradoxale, allant à l’encontre des idées reçues.

 "Où être pareillement mélangé" signifie « être tous tellement métissés, y compris culturellement, qu’il n’y a plus de races dites “pures” qui puissent justifier le racisme ».

 Hic et nunc (latin) : ici et maintenant. Auparavant, il y avait des endroits où la notion de métis n’existait même pas — comme les USA, où elle n’existe guère encore aujourd’hui —, mais désormais, ici et là, le métissage commence à "faire sens".

 " On cesse de croire en des rengaines
Frelatées ; fini de fredonner des fredaines
Annihilantes,
Aliénantes."
 :
Ces "rengaines" et "fredaines" sont toutes les sornettes plus ou moins agressives, plus ou moins violentes, toutes les fadaises plus ou moins pernicieuses que la société vous fourre dans la tête, tout le bla-bla, tous les slogans, tous les messages publicitaires de la société de consommation, tout le matraquage politique, tout le bourrage de crâne, tous les boniments idéologiques, qui sont comme ces chansons que l’on entend sans cesse, que l’on n’aime pas forcément, mais que l’on ne peut s’empêcher de fredonner car elles se sont infiltrées, insinuées en vous insidieusement, générant des désirs faux, des illusions fallacieuses, voire des complexes d’infériorité chez certaines catégories d’êtres dits "défavorisés" qui se sentent encore plus marginalisés, discriminés, comme les jeunes des banlieues et des quartiers dits "sensibles", notamment ceux qui sont "de couleur", "issus de l’immigration" ou d’origine "ultramarine" comme les Antillais, qui en sont réduits à croire qu’ils sont des moins que rien ("annihilantes", du latin ""nihil", "rien"), réduits à se prendre pour quelqu’un d’autre ("aliénantes", du latin "alienus", "autre").

 fors (préposition) : terme vieilli signifiant hors, hormis, excepté.

 sèbi (créole) : jeu de dés.

 « Le poing stigmatisé de fers » :
ces fers évoquent les chaînes d’esclave.

 Le poumon oppressé par de pesantes chaînes d’or :
"Le poumon" est au singulier, car c’est un créolisme volontaire : en créole "le poumon" désigne la poitrine tout entière. (Quand une Martiniquaise dit à une fumeuse bien roulée qu’elle aime voir son " beau poumon ", ça ne désigne pas ses pauvres petits poumons tabagiques — d’ailleurs invisibles à l’oeil nu, et c’est tant mieux, tellement ils doivent être moches —, mais ses seins.)
Blague à part, ce singulier renoue, mine de rien, avec une très ancienne tradition poétique, qui consiste à mettre au singulier quelque chose que l’on trouve d’ordinaire au pluriel et vice versa, avec un clin d’oeil, par exemple, à Racine (excusez du peu) employant le mot "sein" au singulier pour désigner la poitrine :
"… et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein et des bras paternels."

 « Le terme « bossale », qui a connu un regain d’emploi pour désigner les Africains arrivés aux Antilles vers la fin du XIXè siècle afin de suppléer à la défaillance de main-d’oeuvre après l’abolition de l’esclavage en 1848, a été utilisé concurremment avec les termes « Nègre Congo » et « Nègre Guinée », restés péjoratifs encore de nos jours pour désigner des Noirs purs, non « créolisés ». On distingue les « Bossales », c’est-à-dire des Noirs esclaves amenés d’Afrique, et d’autre part leurs descendants, les esclaves créoles, puis les Créoles, souvent métissés, en Martinique.

 "pseudo-malédictions" comme la prétendue malédiction de Cham, issue de la Bible, qui a servi de justification religieuse à l’esclavage des Noirs (Genèse, 9, 20) :
« Noé commença à cultiver la terre, et planta de la vigne.
Il but du vin, s’enivra, et se découvrit au milieu de sa tente.
Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux frères.
Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père ; comme leur visage était détourné, ils ne virent point la nudité de leur père.
Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet.
Et il dit : Maudit soit Canaan ! qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères !… »
Cham (Kam > Kamit) serait l’ancêtre des Noirs, selon la généalogie biblique (Genèse 10, 6) : « Les fils de Cham furent : Cusch, Mitsraïm, Puth et Canaan. » (Cusch, terme d’origine hébraïque, signifie “noir” et désigne la Nubie, actuel Soudan, pays habité majoritairement par des Noirs.)
Cham aurait donc été maudit pour avoir vu le pénis de son père, mais certaines exégèses vont jusqu’à prétendre que Noé, en état d’ivresse, aurait été abusé sexuellement par son fils Cham et qu’en conséquence, la descendance de ce dernier aurait été condamnée à devenir noire.
Non seulement la race noire serait maudite, mais cette pseudo-malédiction donne une vision fictive et erronée de l’histoire de l’humanité, puisque, d’après la science et l’archéologie, les Noirs auraient été les premiers sur terre… Or ce récit biblique met l’homme blanc en première place tout en introduisant l’homme noir dans des circonstances infamantes et culpabilisantes…

 antan (vieilli, en français, mais présent en créole dans l’expression antan lontan, antan longtemps) : autrefois, jadis.

 zo (créole) : os, d’où osselets.

 "insoumis au cicatriciel partage des eaux" : libres, désormais, les joueurs de "sèbi" ne subissent plus les séquelles de l’esclavage ni de la Traite négrière, ils refusent d’être esclaves de l’esclavage qui déshumanisa leurs pères, dirais-je, paraphrasant Fanon.

 En un magico-religieux lié au jeu :
Par un syncrétisme religieux, le christianisme est mêlé au "quimbois", magie locale héritée des croyances africaines : il n’est pas rare, aujourd’hui encore, que, par superstition, on "bénisse" un objet pour le protéger des mauvais sorts ou lui conférer des pouvoirs magiques, l’ensorceler, par exemple pour vous permettre de gagner, comme ici, au jeu. (Le plus grand voyant de Martinique "fait ses Pâques" et respecte le jeûne du Carême avec plus de dévotion que les catholiques les plus pieux.)

 la dextre étant la main droite, "d’une dextre experte" signifie "au moyen d’une main droite très habile".

 le zouk est un style de musique très dansante originaire des Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique), qui puise ses racines dans la musique africaine et les cadences populaires du carnaval créole. Aujourd’hui encore, on appelle "zouk" les soirées dansantes organisées chez des particuliers. Le mot "zouk pourrait provenir du verbe créole "soukoué" signifiant secouer, ou du terme "mazouk" désignant la mazurka créole très appréciée auparavant.

 "Tel un bel air d’aujourd’hui, de jour
Comme par la lune claire naguère"
 :
autrefois on jouait la nuit cette musique, appelée "le bel air" (en créole "bèlè"), qui comporte un passage nommé en créole "lalin klè" (la lune claire), mais aujourd’hui, dans les fêtes qui ont lieu dans la journée, les hauts-parleurs diffusent des disques de "bèlè" de jour, en plein jour, sans se soucier des superstitions et interdictions d’autrefois (quand, par exemple, le maître interdisait certaines danses aux esclaves, qui, travaillant tout le jour, ne pouvaient faire de la musique que le soir).
C’est donc une transgression, une liberté prise, la même musique, mais dans d’autres conditions : "juste un changement inchangé".

 Sizan (Suzanne en créole) : quand un joueur obtient un six en lançant le dé, il dit : "Sizan, ma femme !" (expression d’origine inconnue)…

 chabin (créole chaben) : nom vulgaire des hybrides du bouc et de la brebis ou du mouton avec une chèvre (cabra en latin) ; le terme chabin, (féminin chabine) qualifie des individus métissés aux cheveux clairs blonds ou roux, frisés ou crépus, aux yeux clairs bleus ou verts et au teint peu foncé, parfois très clair, arborant parfois des taches de rousseur.

 chapé (créole, terme à connotation péjorative) : qui s’est "échappé" d’une "race", par exemple "chapé kouli", métis de Noir(e) et d’Indien(ne).

 "Tout est devenu bien plus simple,
Même le fait d’être compliqué,
Métis, chabin ou chapé :
C’est juste un changement inchangé
" :
Dans le brassage et le malaxage du métissage, toutes ces classifications et catégorisations n’ont plus vraiment d’importance, elles perdurent mais se métamorphosent à l’infini.

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