"Lire Suzanne Dracius" "De Suzanne au bain... à l’enlèvement des Chabines ?" Article d’Alain Gnemmi dans CARNAVALESQUES n° 5 incluant des poèmes de Suzanne Dracius
"De Suzanne au bain... à l’enlèvement des Chabines ?
Professeur de Lettres classiques et féministe, Suzanne Dracius s’est d’abord imposée comme romancière avant d’assurer sa grande liberté d’esprit – et de ton – dans la poésie où, paradoxalement, elle renoue avec l’inspiration caustique des satiristes de l’Antiquité. Elle peut se reconnaître dans le personnage biblique de Suzanne au bain surprise par les deux vieillards ou dans Pandora envoyée par Zeus aux hommes pour punir Prométhée qui avait dérobé le feu de l’Olympe. Tous les maux de l’humanité sont exposés à son regard comme à celui de Pandora dans Exquise déréliction métisse, dans le poème intitulé « L’entrebâillement de la porte », notamment l’esclavage et la Traite évoqués à propos du toponyme de son quartier, Pointe des Nègres. Elle est aussi sensible devant la désolation d’un jeune banlieusard sous sa capuche en train d’inhaler son Vicks Vaporub dans les terrains vagues du « Neuf Cube » (le 93).
Sans jamais renier sa « gésine urbaine » à Fort-de-France, Suzanne Dracius parvient à donner un habillage antique à son décor antillais, ou – inversement – à retrouver dans la réalité foyalaise un enseignement profond de la sagesse ou de la misère humaine – ce qu’elle appelle « le changement inchangé » « où être pareillement mélangé / Hic et nunc se met à faire sens ».
Par le biais de néologismes, d’anachronismes, de jeux sur la langue – sur le créole parfois –, elle parvient à « écrire le monde à partir de /son/ dédale de venelles » et à concilier les références mythologiques, les grands moments de l’histoire de la Martinique (le rôle d’Amédée Knight après l’éruption de la Montagne Pelée), et à les enchâsser dans son vécu personnel, dans des airs de chanson (« Aux horizons du sud »), dans son humeur fantaisiste et provocante, dans sa revendication de « calazaza gréco-latine ».
Son déploiement de rhétorique rappelle l’éloquence d’Aimé Césaire ou le sens de la formule lapidaire de Frantz Fanon, autre Martiniquais, qui se méfiait du mouvement de la négritude, bien qu’ayant été élève au lycée où Césaire enseignait. Le lyrisme savant de Suzanne Dracius vient prendre la relève après la prose d’Édouard Glissant pour attester – ce que chacun sait ou devrait savoir – l’importante contribution des écrivains martiniquais dans la littérature française depuis près d’un siècle. Mais, depuis Césaire et Glissant, les humeurs – et les affinités de « formes » – de la poésie contemporaine varient et se confondent avec l’emprise de la prose et des modalités narratives. L’écriture de Suzanne Dracius qui associe volontiers succulence des mets et succulence des mots dans « la fête des saveurs métisses » – ne s’encombre pas de la facture des poèmes à forme fixe. Elle choisit un récit, le subvertit dans le registre grotesque ou « bigarré », utilise la focalisation d’un personnage – ce qu’on peut appeler aussi la prosopopée. La technique de la narration homérique est sans cesse transgressée, ironiquement transgressée par elle, on le voit dans « Nègzagonale » l’arrivée d’une « Euroblack » à l’aéroport du Lamentin, autant que dans « Aux cendres de Cendra », poème dans lequel se cristallise l’absurdité de la violence sociale en Martinique à travers le comportement d’un jeune homme amoureux qui finit par brûler l’automobile offerte à sa petite amie Cendra.
L’anecdote prosaïque est secondaire, comparée à la langue émaillée d’incises latines et créoles qui, dans le contexte antillais, caractérise la démarche « carnavalesque ».
Plus que d’autres Martiniquais obstinément tournés vers la métropole, Suzanne Dracius est consciente d’habiter dans un département linguistiquement exposé et s’adresse aux lecteurs voisins peuplant les Amériques : elle leur propose une version de ses poèmes en espagnol et en anglais, mettant ainsi un soin particulier à ce travail de traduction – une réécriture formatrice pour tous les poètes, de l’avis même de la Québécoise Nicole Brossard. La francophonie existe dans cet intervalle périlleux entre plusieurs zones de cultures et de langues dominantes.
"
N° 5 de la revue Carnavalesques, éditions Aspect, Nancy, 2013, incluant des poèmes de Suzanne Dracius et l’article d’Alain Gnemmi "Lire Suzanne Dracius".
– Cliquer ici pour lire en ligne l’intégralité de l’article "Lire Suzanne Dracius"
"De Suzanne au bain... à l’enlèvement des Chabines ?"