La femme dans la littérature antillaise : auteur, personnage, critique

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La femme dans la littérature antillaise :
auteur, personnage, critique

par Teri HERNANDEZ
DePauw University (USA)
1998

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Depuis longtemps, l’étude de la littérature antillaise reconnaît la quête d’identité comme faisant partie de la problématique d’aliénation qui concerne les auteurs de cette région. Pour les femmes, cette quête se présente double, en tant qu’Antillaises et en tant que femmes. Dans sa conférence “Identité culturelle et sentiment féminin” donnée en mai 1994 à l’Université de Géorgie, Suzanne Dracius a parlé d’un double marronnage :

La femme antillaise écrivain est doublement marronne : son évasion est le marronnage littéraire de tout Antillais qui écrit, augmenté du marronnage féminin, celui de toute femme qui entre en littérature dans un tel contexte, en osant braver les interdits liés à sa condition de femme, en combattant les préjugés et les idées reçues dans sa communauté. (2)

L’idée de l’écriture comme moyen de libération est évidente dans l’image du marronnage. La femme, comme le nègre marron, doit prendre la responsabilité de sa destinée et doit mener son propre combat (Assiba 18). Le pouvoir libérateur attribué à la littérature fonctionne à des niveaux multiples et ne vise pas uniquement la femme. L’écriture peut lutter contre tout type de domination, culturelle ou autre. Elle vise aussi à décrire une réalité antillaise, qu’elle soit “ancrée dans le présent ou enchâssée dans une histoire qui reste à réécrire” (Rosello 15). Le discours littéraire antillais vise à donner une voix à toute une partie de l’histoire et de la culture antillaise qui n’a jamais été représentée dans les documents officiels. Le texte litté-raire, donc, devient, à son tour, une source importante de renseignements sociaux. Mais avant la littérature il y a l’oraliture :

“La mémoire orale qui naît aux Antilles à partir du XVIIe siècle d’un fond de débris culturels éparpillés puis rassemblés en mosaïque par l’expérience commune d’une réalité nouvelle, est fondamentale pour l’identité du peuple antillais.” (Ludwig 17)

Les femmes y jouent un rôle de suprême importance et leurs contributions dans ce domaine constituent un élément essentiel de la littérature antillaise.
La littérature qui s’est développée aux Antilles depuis la colonisation jaillit d’une source située au centre d’une société patriarcale. L’écriture des femmes, leur voix et leur parole, restent marginalisées et, par conséquent, interprétées par un système lui aussi patriarcal, et ayant un rapport très étroit à la classe sociale des békés. Souvent dans la littérature antillaise, la condition subordonnée de la femme correspond à la situation de dépendance des îles, même après l’époque coloniale ; c’est-à-dire que les préoccupations féminines se joignent aux préoccupations politiques (Ortega 207-08).
Aux Antilles francophones, le silence féminin est cause d’alarme pout des écrivains comme Condé (Condé, Penser 12). Dans les D.O.M. en particulier, le rôle de la femme comme auteure est encore limité par le contrôle, toujours du genre colonial, que la métropole exerce depuis longtemps sur la production littéraire, non seulement en ce qui concerne le contenu, mais aussi sur un élément encore plus concret : les publications.[1] La femme est ainsi doublement marginalisée. Enfin, une fois l’oeuvre publiée, un autre obstacle se présente : Comment interpréter les personnages féminins, dans la littérature antillaise ? On a dépassé l’âge où la littérature des Amériques se mesurait selon les standards européens. Par conséquent, toute application théorique occidentale implique une vision eurocentrique, et peut-être bien incomplète aussi, imposée sur le contexte antillais :

Il arrive que le monde contemporain navigue dans les Caraïbes avec des jugements et des buts similaires à ceux de Christophe Colomb ; c’est-à-dire, il débarque des idéologues, des technologues, des spécialistes et des investisseurs (les nouveaux découvreurs), qui viennent avec l’intention d’appliquer “ici” toutes les méthodes et les dogmes de “là-bas,” sans se soucier de sonder les profondeurs socio-culturelles de la région. (Benítez Rojo ii)

La réalité du monde antillais devient trop complexe pour une démarche si simpliste. Donc, il est préférable d’utiliser un système d’interprétation qui repose sur les mêmes fondements que la littérature qu’il vise à analyser, c’est-à-dire, un système qui découle lui aussi de la réalité anti-llaise.
L’étude littéraire doit tenir compte des conflits culturels aux Antilles où l’on trouve, à l’origine, le fantôme de la colonisation : dans la formation d’une identité antillaise, dans le rôle de la littérature et la théorie dans cette société, dans l’exil, dans la langue et le langage, entre autres (Orlandini et Santos vii). Il serait donc absurde de nier le contrôle paternaliste de la société antillaise sur tout aspect culturel, y compris la littérature. Ce n’est qu’à partir des années 70 que l’on reconnaît enfin les contributions des femmes dans ce domaine. C’est peut-être à cause de l’évolution d’une société traditionnelle et agricole vers l’industrialisation. Les personnages masculins se voient forcés à céder leur place de protagonistes aux femmes. Il y a une séparation du discours dominant à travers un certain “éloignement, le doute, l’interrogation, le défi et la rébellion.” La base narrative se déplace aussi et devient moins centralisée, plus dispersée, plus diverse (Gelpi 136-37, 156). L’ironie et l’humour deviennent ingrédients indispensables de ce nouveau récit, en partie pour démystifier “l’histoire officielle” mais aussi les mythes féminins qui sont depuis l’époque coloniale renforcés par une société patriarcale. Il est question de faire face aux conflits culturels avec l’ironie qui masque et protège les sensibilités sociales et raciales antillaises (Vega, “Entre” 8). Une fois que la femme s’approprie la parole, elle devient sujet de l’action au lieu d’en demeurer l’objet. Elle prend con-science de sa situation et dénonce l’oppression morale, religieuse, économique et politique à laquelle elle est soumise quotidiennement (Sotomayor 54-62).
Cependant, cette appropriation féminine de la parole a dû surmonter des obstacles, tout de même. Bien qu’il soit vrai que la femme antillaise est souvent doublement marginalisée, il est aussi vrai que les deux raisons de cette exclusion, race et genre, n’ont pas une affinité automatique. L’intelligentsia noire qui depuis le XIXe siècle s’occupait de la “réhabilitation de la race noire” (Depestre, Bonjour 23), et celle qui a enfin donné jour au concept de “négritude” étaient des groupes presqu’entièrement de caractère masculin et encore sous l’ombre du paternalisme. Dans la négritude antillaise, il s’agissait surtout de l’oppression raciale et elle visait surtout l’homme. Pour les théoriciens contemporains antillais, la négritude de l’Haïtien Jacques Roumain semble plus libératrice, une “sorte de marronnage idéologique qui s’articulait avec grâce au rationalisme le plus moderne, en ajoutant à la richesse de celui-ci la vérité de nos spécificités anti-llaises” (Depestre, Bonjour 195-196). C’est dans cette négritude-ci que la femme antillaise pourra enfin commencer à s’insérer. Et ce sera précisément le marronnage qui servira de symbole à l’écriture féminine aux Antilles et qui aidera les femmes à lutter contre toutes sortes d’oppressions et contre l’aliénation.
La négritude, aux Antilles, a servi, tout de même, à ouvrir le passage pour ceux qui voulaient s’éloigner de toute dépendance culturelle, politique et économique qui n’ait pas été “purement” antillaise. Cette quête de l’authenticité a produit l’Antillanité, gardant en éveil une claire con-science des apports des cultures européennes et africaines (Bernabé 21-22). Dans ce projet, il s’agissait de refuser ces étiquettes limitées et d’assumer plutôt, un contexte qui tenait compte de la diversité de ses origines. Édouard Glissant est devenu un des chefs principaux de ce mouvement, avec son goût pour l’opacité. Pourtant, l’Antillanité de Glissant était surtout “géopolitique” : “Dire `antillais’ ne révèle rien de la situation humaine des Martiniquais, des Guadeloupéens, ou des Haïtiens,” par exemple (Bernabé 32). Il faut dire aussi que cette nouvelle étape dans la recherche d’une identité propre aux Antilles excluait encore la femme. L’Antillanité n’était donc pas assez non plus ; il fallait encore une fois développer la définition de l’authenticité antillaise.
Depuis une dizaine d’années on en est à une nouvelle étape : la Créolité. Elle est devenue le mot du jour dans les cercles littéraires francophones. Ses défenseurs lui attribuent une “pensée plus fertile, une expression plus juste et une esthétique plus vraie,” sans négliger d’accentuer son caractère ouvert et divers, et son élément le plus important : la vision intérieure. “ le principe même de notre identité est la complexité. Explorer notre créolité doit s’effectuer dans une pensée aussi complexe que la Créolité elle-même” (Bernabé 28). La Créolité annonce la richesse de posséder plusieurs langues et lie la question d’identité culturelle à celle d’identité linguistique. Les créolistes francophones affirment que l’écriture ne fera que renforcer la complexité de la langue créole, en effet de toute parole, et par ce moyen elle provoquera une réévaluation des traditions orales antillaises. Il arrive une sorte de compromis, une “créolisation” de la langue française qui peut aboutir à une nouvelle version d’opacité (DeSouza 173-82). L’écriture, comme expression artistique, saura mener l’Antillais à la découverte de son “vrai être” dans toute sa diversité et complexité. L’écrivain réinventera sa propre identité et celle de sa société, cherchant les “paroles sous l’écriture,” c’est-à-dire hors des histoires officielles (Bernabé 13-53).
On a remarqué, cependant, que la créolité est un mouvement tout de même sous l’ombre “phallocentrique” de ses prédécesseurs (Cottenet-Hage 12). A. James Arnold prétend que ses défenseurs excluent toute participation féminine :

The créolité movement has inherited from its antecedents, antillanité and négritude, a sharply gendered identity [¼]. Like them it permits only male talents to emerge within the movement, to carry its seal of approval. And, like them, it pushes literature written by women into the background [¼]. In a word, créolité is the latest avatar of the masculinist culture of the French West Indies. (21)

Pour la voix féminine des Antilles, il faudrait redéfinir la créolité en tant qu’ “espace de métissage ou de mixité plurielle” (Cottenet-Hage 20). C’est justement dans la diversité avancée par les défenseurs de la créolité que la femme peut trouver son avenir, c’est-à-dire une place littéraire encore plus proche de sa réalité. L’écriture féminine se présente elle-même comme indéfinissable car multiple : “...it pluralizes meaning to construct feminine identity as multiple in opposition to the claim of patriarchal language to unitary truth” (Morris 133).
S’il est vrai que nous ne sommes plus à l’époque de Mayotte Capétia, les textes littéraires antillais continuent tout de même à parler de la situation assujettissante où se trouve la femme antillaise. Bien des choses ont changé depuis le XVIIIe siècle, même depuis les années 1930 ; mais les auteurs reviennent à ces images pour décrire et essayer d’éclaircir le passé afin de mieux comprendre la situation féminine actuelle (Rumpf 232). Celle-ci est la première étape par laquelle les écrivains antillais doivent passer lorsqu’ils cherchent à définir la femme antillaise et à identifier son contexte. La littérature a besoin, donc, d’examiner toutes ces images stéréotypées, parfois même péjoratives, qui ont hanté la femme antillaise pendant son évolution. Ces récits contemporains témoignent de la naissance, ou bien du développement d’une conscience féminine ; c’est-à-dire que les personnages commencent à dénoncer la situation où se trouve la femme. Les lecteurs deviennent témoins de cette prise de conscience des personnages. A partir de la créolité, donc, l’écrivaine trouve une issue à la vision paternaliste de la femme, en tant que personnage, dans la littérature traditionnelle antillaise. Cette vision mettait la femme dans les rôles de subordination les plus stéréotypés : “la tentatrice, la mère, le sexe faible, la virago, la vertueuse.” Il faut remarquer que certaines images appartiennent également au domaine de l’oralité, comme l’explique Maryse Condé. On exalte la mère, par exemple, comme “porteuse de dons, dispensatrice de bien” (Parole 41). Elle précise qu’aujourd’hui on trouve des images aussi stéréotypées dans la littérature écrite et que ce n’est pas une pratique exclusivement masculine. La nouvelle image de la femme lutte contre cette ancienne représentation dominante, limitative et paternaliste à travers la parodie, l’ironie et l’appropriation de formes et de récits traditionnellement masculins. On assiste à une nouvelle attitude face aux rôles féminins imposés par la société, surtout face à la maternité (Parole 45, Morris 33-87). Ce que l’on aperçoit à travers la nouvelle littérature antillaise c’est un désir de créer un personnage féminin plus authentique. Il faut éviter que la femme soit “écrasée sous les clichés” ; c’est pour cela que les écrivains antillais contemporains proclament la diversité comme étant le seul synonyme de la nouvelle condition féminine. En même temps que le récit antillais s’occupe des stéréotypes féminins, les écrivains y insèrent des éléments nouveaux qui pourront aider à la transformation des attitudes au sujet de la condition féminine aux Antilles. Les héroïnes de Schwarz-Bart, par exemple, sont souvent des femmes sans enfants ; celles de Chamoiseau vont jusqu’à se “percer le ventre” pour se débarrasser des enfants qu’elles ne veulent pas garder (Chamoiseau, Texaco 264). La narratrice du conte de Pineau dans “Ombres créoles,” qui est propriétaire d’une boutique et d’un bar fait partie des self-made women. La tante Huguette dans “Léna” revendique même “sa condition de vieille fille indépendante, sa liberté, sa tranquillité” (Pineau 120-21). Il s’agit, donc, d’une nouvelle femme qui se veut plus forte, plus complexe. Comme Télumée après la mort de Reine Sans Nom, la femme devient une combinaison de toutes celles qui l’ont influencée ; le monde aura affaire à deux femmes, peut-être à plusieurs, mais non plus à une seule. C’est-à-dire que l’on commence à voir un rejet du stéréotype de la femme faible ou victime. Plutôt que de pleurer, elle préfère lutter en femme-matador (Chamoiseau, Texaco 37, 44). Paradoxalement, en voulant éliminer des clichés au sujet de la femme, parfois on en crée d’autres tels que celui de la diversité féminine, précisément. L’antillaise contemporaine se trouve mêlée à un autre jeu d’apparences dont il faut se garder aussi. Au niveau des classes sociales et du langage, il se produit de nouvelles images féminines qui limitent la femme dans certaines catégories, comme celles que Patrick Chamoiseau décrit :

Dans l’En-ville [...], il y a les Man et les Madame. C’est pas pareil. La Man te parle en créole. La madame te parle en français. La Man est gentille et connaît la survie. La madame est plus sévère et te parle de la Loi. La Man se souvient des mornes et des campagnes et des champs. La madame ne connaît que l’En-ville (ou fait semblant). (Texaco 252)

La narratrice de la nouvelle de Pineau, “Ombres créoles,” met aussi en garde le lecteur contre une nouvelle sorte de négresse :

Je me méfie, moi, des petites négresses insignifiantes de maintenant qui détournent les fils de leurs mères, avec leurs gueules pointues en forme de cul de poule et la façon qu’elles ont de remuer leurs derrières moulés dans des robes collantes et transparentes... Je m’en méfie, moi... (105)

Le point de départ demeure toujours dans le stéréotype.
Cependant, la diversité n’est pas seule à devenir synonyme de la nouvelle condition féminine. La marginalité de la femme aux Antilles a aussi été une question de race. Depuis bien avant le XIXe siècle, le discours littéraire antillais exalte la mulâtresse, objet du désir à la fois des Blancs et des Noirs. La réputation des mulâtresses est magnifiée même dans l’oraliture qui les présente comme “les plus belles femmes du monde, plus capiteuses que les Blanches et plus attirantes que les Noires” (Kutzinski 21). C’est elle qui réconcilie les différences entre l’héritage européen et l’africain et qui devient symbole de l’élément multiculturel antillais (12). Il ne faut pas oublier non plus le rapport qui se développe entre race et rang social. La couleur de la peau devient le critère visible pour juger les gens, “dans une sorte de code moral et esthétique qui valorise ou dévalorise à simple vue les êtres humains” (Depestre 95). Etre mulâtresse ou métisse implique une lactification qui “bénéficiera” à la femme. Ceci deviendra une façon d’avancer économiquement dans une société anti-llaise où un noir riche est considéré comme mulâtre mais où un mulâtre pauvre redevient noir (Depestre 186 et Fanon 44-46, 95).
Pour la plupart, la critique qui s’adresse à la problématique de l’identité multiple antillaise dans les personnages féminins le fait à partir des romans. Pourtant, elle néglige presque complètement les contes et les nouvelles, d’autant plus autochtones et représentatifs de la tradition littéraire antillaise. Les nouvelles de la martiniquaise Suzanne Dracius situent la condition féminine dans le cadre culturel patriarcal des sociétés antillaises francophones. “De sueur, de sucre et de sang” traite du thème de l’oppression de la femme dans un contexte de sensualité, de tentation et de punition qui se développe selon les structures de classe, de race et de genre imposées par la société anti-llaise coloniale. Ankylosés et souvent mutilés, les personnages féminins antillais sont restés pendant longtemps stéréotypés, cantonnés dans les rôles qui conviennent à leur condition, ne pouvant se prononcer ni se révolter qu’en apparence. Les nouvelles de Suzanne Dracius, comme celles de Gisèle Pineau, présentent deux cas extrêmes de révolte. Dans sa deuxième nouvelle, “La Virago,” il s’agit d’une belle mulâtresse qui assume un rôle masculin en tant que motard pour se venger des injustices dont elle a été l’objet parce qu’elle était femme. La protagoniste de “La Virago” n’a pas de nom propre ; la narratrice la présente au lecteur comme “une personne inconnue,” “le motard,” et finalement “la Virago.” Ce motard n’a aucun trait physique visible. L’appropriation du rôle masculin par la Virago sert, donc, à dénoncer la situation où se trouve la femme antillaise et rompt la logique patriarcale dont parle Irigaray[2] en imitant le comportement des hommes dans sa révolte. On pourrait argumenter que la Virago se perd dans une sorte de limbe sexuel pendant qu’elle s’émancipe de sa condition de femme antillaise ; non seulement elle s’habille en homme, mais elle s’approprie un comportement dit masculin. Elle passe d’un extrême à l’autre, perpétuant elle aussi le stéréotype de l’homme qui contrôle, qui maîtrise, qui agit. Quoi qu’il en soit, la Virago trouve un moyen de se révolter contre la façon dont les Antillaises sont traitées, bien qu’en cachant son identité féminine ; la narratrice trouve un moyen de s’exprimer en racontant son histoire par écrit, bien qu’elle ait perdu la parole auparavant, lors de la rencontre avec la Virago ; et Suzanne Dracius réussit à dénoncer et à venger quelques injustices dont les femmes antillaises sont l’objet. Il semble y avoir une sorte de victoire collective. Nous avons donc deux protagonistes qui osent se révolter contre leur condition de femmes, malgré les conséquences : l’une, en renonçant à son identité ; l’autre payant avec une mutilation le fait d’avoir défié l’autorité masculine. Emma et la virago représentent le groupe des premières femmes qui osent penser à se rebeller contre leur situation. Elles préparent la scène pour une deuxième catégorie de femmes qui, comme Toussine dans Télumée, refusent de baisser la tête devant la vie. Ce sont celles qui, comme Victoire, se trouvent à leur hauteur exacte, malgré le fait d’avoir des enfants hors du mariage. Télumée continue la métamorphose des femmes Lougandor et, d’une certaine façon, elle représente encore une nouvelle étape dans l’évolution de la condition féminine aux Antilles.
C’est ici que l’on pourrait parler d’une espèce de divergence entre les écrivains hommes et les écrivaines. Pour ces dernières, la création des personnages qui rejettent les mythes oppressifs féminins se traduit en une sorte d’émancipation à travers l’écriture. Les personnages féminins dans ces textes deviennent des sortes de porte-parole de la femme antillaise aussi bien que de la femme écrivain. Suzanne Dracius parle du double marronnage de la femme antillaise écrivain : l’évasion/marronnage littéraire de tout Antillais qui écrit et l’évasion/marronnage féminin, celui de toute femme qui ose braver les interdits liés à sa condition de femme dans un contexte traditionnellement masculin (“Identité” 2). Le marronnage devient métaphore de la libération à travers l’écriture. Il est clair, aussi, que Dracius, comme tant d’autres, se considère elle-même marronne, affranchie dans son écriture (8). Souvent dans les textes littéraires des écrivaines antillaises, il y a une mise en abîme de l’appropriation de la parole, son utilisation et la libération qui s’en suit : le personnage devient l’image de sa créatrice.
Dans un entretien avec Françoise Pfaff, Maryse Condé explique pourquoi, à son avis, le message et le style des écrivaines antillaises sont différents de ceux des écrivains :

[¼] elles parlent d’elles mêmes [¼] de la difficulté qu’il y a à être femmes dans les Antilles [¼] des rapports compliqués qui existent avec les hommes [...] de l’image souvent négative et toujours ambiguë qu’on a d’elles. Ce qu’elles expriment est très diffé-rent de ce qu’expriment les hommes. Ce n’est pas la revendication politique, [¼] la prise de conscience qui débouche sur la lutte, [¼] non plus le féminisme à l’occidentale. Il semble que les femmes s’intéressent à des choses qu’on appelle intimistes et qui, en fait, sont des problèmes de société. Elles parlent beaucoup des problèmes de couleur, des rapports avec les hommes et les enfants. Elles parlent plus de tout cela que de grand problèmes comme le racisme, l’exploitation ou l’idéologie. (60)

Si l’on considère la femme dans sa diversité créole et dans la richesse de son métissage culturel, on pourrait conclure qu’elle est l’être le plus authentique de la culture antillaise et que sa condition est aussi un reflet de la situation politique et économique où se trouvent les An-tilles. Le rôle de l’écrivain est de s’engager dans la métamorphose de l’image féminine et de présenter, à travers ses textes, les différentes étapes de cette évolution. Il faut, pourtant, mettre en question les données du métissage traditionnel et les soumettre à une revalorisation culturelle. La littérature contemporaine antillaise est métisse ; chaque texte se diversifie et devient multiple en lui-même. Pour Benítez Rojo, la littérature des Caraïbes demeure ancrée dans une aliénation forcée dont l’histoire est responsable. C’est un projet qui communique sa propre turbulence, ses chocs et ses chutes, résultats d’une violence sociale produite par toute cette culture de la plantation. Pour Benítez Rojo, les Antilles ont toujours du mal à se détacher complètement de leurs origines de société multi-ethnique et pour cette raison, la littérature antillaise parle constamment de fragmentation et d’instabilité (xxx-xxxv). Toutefois, c’est précisément cette diversité qui caractérise le réel antillais et il n’y a pas de raison pour que ce soit forcément quelque chose de négatif.
Il ne faut pas, cependant, s’appesantir sur le passé ; celui-ci doit rester vivant dans la mémoire antillaise mais ne doit pas l’empêcher de viser un avenir qui promet, un avenir qui n’a pas encore été décidé, c’est-à-dire, un avenir à écrire. L’écrivaine guadeloupéenne Gisèle Pineau est optimiste à ce sujet, expliquant que, pour elle, écrire aux Antilles “c’est vivre l’espérance d’un monde vraiment nouveau, peuples, langues, races, religions, cultures mêlés, imbriqués, s’enrichissant, se découvrant sans cesse, se respectant et s’acceptant dans la belle diffé-rence.” La nouvelle littérature antillaise renforce ainsi l’idée d’opacité comme quelque chose de positif et insiste sur l’importance de la pluralité, non seulement en tant que diversité, mais comme expression de toute une communauté (Pineau, “Ecrire” 295, Condé, Penser 309). S’agit-il d’une littérature engagée ? Peut-être bien, mais plutôt par son souci de présenter une réalité antillaise, la situation socio-politique des Antilles. Il ne s’agirait pas, pourtant, de proposer des solutions, si nous acceptons la définition que Condé nous offre du rôle de l’écrivain antillais. Elle dit, par exemple, qu’en tant qu’écrivaine, elle n’a aucune obligation d’offrir des solutions aux problèmes psychologiques de ses personnages ni aux problèmes d’identité du peuple antillais ; pas plus qu’elle a le devoir d’être un modèle féminin ou antillais (Parole 73-77). Condé voit son rôle plutôt en tant qu’instigatrice, c’est-à-dire qu’elle vise à inquiéter, à susciter une interrogation sur la place du monde antillais dans la littérature et la communauté globale.

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[1]Les maisons d’éditions donnaient traditionnellement la préférence aux écrivains hommes et, se trouvant pour la plupart en métropole, elles séléctionnaient les oeuvres dont le français n’apparaissait pas “créolisé.”
[2]Selon Irigaray, les femmes dans les sociétés patriarcales ont deux choix : le silence ou l’appropriation du comportement et de la parole dits masculins. Pour réussir à ce dernier, il faut que la femme renvoit l’image de l’homme, qu’elle l’imite. Elle devient, de cette manière, un homme diminué (Citée dans Moi, 127-149).

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