Répétition de la pièce LUMINA SOPHIE DITE SURPRISE de Suzanne Dracius sous la direction d’Élie Pennont

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Répétition de la pièce LUMINA SOPHIE DITE SURPRISE de Suzanne Dracius sous la direction du talentueux comédien et metteur en scène Élie Pennont à la vibrante voix de stentor — qui m’avait fait découvrir naguère une lumineuse Lumina en la personne de Maddy-Nina, pour laquelle j’ai au passage une affectueuse pensée —, à l’Espace Culturel Camille Darsières, les clameurs des Pétroleuses du Sud résonnant dans les vénérables murs de l’ancien Palais de Justice, superbe édifice de style colonial où naguère se traitaient les affaires judiciaires et que l’on a eu l’idée judicieuse de consacrer à la Culture. L’espace regroupe les ateliers artistiques du SERMAC, Service Municipal d’Actions Culturelles de Fort-de-France. J’ai eu le plaisir d’y retrouver Jala et Sylviane parmi d’impressionnants masques de lions, de belles créations d’inspiration égyptienne, de hiératiques poteries de divinités caribéennes, cousines de la Muse Africa, protagoniste de LUMINA SOPHIE DITE SURPRISE…
L’émotion, ça a été d’abord de les entendre dire que LUMINA est une très belle pièce sans savoir qu’ils étaient en présence de l’auteure, puis, quand les présentations furent faites, plaisir renforcé lors de l’intéressant échange, les comédiens en herbe se disant contents de travailler sur cette pièce de femme mettant en scène des femmes battantes, et faisant remarquer qu’ils travaillent sur quatre pièces : DOM JUAN de Molière, ANTIGONE d’Anouilh, ET LES CHIENS SE TAISAIENT de Césaire et LUMINA SOPHIE DITE SURPRISE de Dracius, la seule femme, parmi les auteurs, alors qu’à l’inverse il n’y a que trois hommes stagiaires dans l’atelier théâtre.
Deux des scènes interprétées lors de la répétition :
LUMINA (maquillage très juvénile), ROSALIE ET SIMONISE
LE CHŒUR DES PÉTROLEUSES brandissant des flambeaux allumés
Avant le lever de rideau, on entend scander des slogans de manifestants.
Toutes entrent en procession, harassées mais exaltées, LUMINA en tête, aux cris de « VIVE LUBIN ! À MORT CODÉ ! VIVE LUBIN ! À MORT CODÉ ! », rythmés par un tambour aux accents guerriers. Chacune mouche son flambeau sur le foyer, puis le pose en faisceau, sauf Lumina, qui place le sien sur un trépied et se met à lire, tandis que Rosalie essuie sa sueur et la nettoie avec douceur.
Chaque Pétroleuse se livre à ses ablutions et vaque à ses occupations, lavant son foulard, buvant au tonneau, ranimant le feu du boucan.
Simonise confectionne son onguent magique à l’aide d’herbages et de fioles bizarres.
LUMINA, ayant pris un journal et parcouru quelques lignes, l’air scandalisé. — Vingt-deux carêmes neufs, Rosalie, ont asséché nos terres du Sud depuis que nous sommes des gens libres…
Le Chœur vérifie l’état de la tranchée en cours d’achèvement et consolide la barricade à l’aide de sacs de sucre qu’il transporte du cabrouet au remblai.
Rosalie, très attentionnée, s’occupe d’abord de Lumina avant de se soucier d’elle-même.
ROSALIE, éventant et rafraîchissant Lumina avec son madras. — Tu naissais, oui, Lumina chère !
LE CHŒUR, faisant la chaîne avec les sacs de sucre. — Tu découvrais le jour, Lumière, à la même aurore que ton peuple…
Simonise a allumé un boucan sous les « trois pierres » du foyer et y prépare un onguent.
LUMINA, tapant sur son journal. — Pourtant j’ai l’impression d’être en bas du joug, toujours... Ils ont fini par mettre un terme à cette histoire d’esclavage, mais le maître est resté le tyran, l’esclave est toujours asservi.
ROSALIE. — À quoi bon être soi-disant libre, si c’est pour rester casé sur la même habitation, sans avoir le droit d’en changer, depuis ces saletés d’arrêtés Gueydon ?
LUMINA. — Passer de la condition servile au travail salarié ? ! Mi couillonnade, hein, si tu es obligé de présenter ton livret ouvrier et ton passeport intérieur, chaque fois que tu veux te déplacer d’un quartier à un autre, sinon tu es accusé de vagabondage !…
ROSALIE. — Et encore, si tu l’as, le passeport, si Monsieur le Maire veut bien te le « délivrer », quand tu as pris tes seize ans, à condition que tu paies l’impôt ! (En donnant un coup de hanches.) Et avec quoi tu le paies, l’impôt, avec quel argent, han ?
LUMINA, lisant, ironique, des passages extraits du journal. — « Article 28 : Toute personne qui n’aura pas de passeport devra payer une amende de cinq à cent francs… »
ROSALIE. — Autant dire cinq à cent journées de travail…
SIMONISE. — Autant dire l’impossible…
LE CHŒUR, en crescendo, solennel et ironique. — Autant dire LA MORT !
LUMINA, scandant, sardonique, en lisant à haute voix. — « Quiconque n’a pas payé l’amende dans la quinzaine des poursuites est, de plein droit, contraint de fournir des journées de travail, à l’Atelier Disciplinaire, constitué à cet effet à Fort-De-France »…
Elle reprend sa lecture silencieuse.
Simonise goûte sa pimentade, grimace et recrache.
ROSALIE. — Il faut les voir, ceux qui en réchappent : on les aurait dits passés dans la broyeuse à bagasse ! Et les femmes, qui retournent du camp des Pitons !… De véritables zombis. J’en ai vu qui éternuaient leurs dents !
SIMONISE. — Tu crois que c’est pour leur offrir une doucine qu’on les expédie à Foyal faire des travaux forcés ?
ROSALIE. — Moi personnellement, je n’y entends rien dans tout ça.
Lumina prête l’oreille.
SIMONISE. — Tout ce qu’il y a à retirer là-dedans, c’est que c’est encore un moyen de nous faire trimer pour rien.
LUMINA, brandissant son journal. — Si tu avais appris à lire, au lieu de drivailler dans les ti-bandes, tu serais plus à l’aise pour comprendre…
ROSALIE — Tchip ! Toi, tu sors du Morne Raquette… Tu as pu te débrouiller pour aller en classe au Marin. En ce qui nous concerne, à Rivière-Pilote, on a été les derniers servis. Il y a à peine quelques mois que les bonnes sœurs de Cluny ont ouvert au bourg une « Institution Primaire pour Filles ». À quel moment on a eu le temps d’y aller ?… Ma chère, on est déjà grandes !
LUMINA, frappant violemment le journal et l’agitant sous le nez des Pétroleuses. — N’empêche… Il y a des choses qu’il faut savoir. Et la plupart sont marquées là. Vois ça, par exemple ! Je n’invente rien : c’est dit au Conseil Général ! C’est un gros planteur qui laïusse…
ROSALIE. — Ah bon ? Et qu’est-ce qu’il raconte ?
SIMONISE. — Je me moque bien de savoir ce qu’ils ont à dégoiser, ces bourreaux-là !
LE CHŒUR. — Tu as tort : savoir, c’est pouvoir.
LUMINA. — Au lieu de chigner, laisse-moi te lire comment mussieu a osé baratiner, sérieux comme un pain de quat’sous : (Elle toussote pour s’éclaircir la voix et lit.) « Quand je frappe un employé, c’est parce que je pense que son devoir et son intérêt sont de marcher avec moi ; je suis persuadé que je défends l’intérêt général, et chaque fois que cet intérêt l’exigera, je n’hésiterai pas à remplir ce que je considère comme un devoir. »
ROSALIE. — Non, c’est pas vrai ! C’est pas possible ! Moi voir ça…
SIMONISE. — Elle tient le machin à l’envers !
ROSALIE. — Toi, la kouli-mangé-chien, assez faire l’intéressante ! Tu ne sais pas plus lire que moi !
LE CHŒUR. — On se méfie de ces koulis-là… Ils servent les seigneurs de la canne…
ROSALIE. — Qui nous saignent comme des cochons ! Tu ouvres ta bouche ? Bain de sang. Tu lèves un peu plus haut la tête, elle dépasse du champ de malavoi, tu réclames ton dû ?
LE CHŒUR. — Bain de sang !
ROSALIE, toisant Simonise. — Ils croient qu’on ne les a pas vus, chaque 21 janvier, célébrer la mort de Louis XVI comme ces saletés de royalistes ? Soi-disant c’est la fête de Pangole… Connais pas Pangole !
Rosalie a fait reculer Simonise, mais cette dernière s’est heurtée au Chœur, qui va l’encercler en lui criant agressivement dans les oreilles. Prise en tenaille, Simonise est aux abois.
LE CHŒUR, acculant finalement Simonise jusqu’au bord de la tranchée, où elle finit par tomber à la renverse. — Un bondieu kouli, il paraît. Une bande de païens, ces Indiens ! Ils fricotent avec les colons ; ils pactisent avec le démon !
Le chœur entonne un chant, ironique et emphatique, accompagné par le tambour, ainsi que Rosalie, tandis que Simonise se bouche les oreilles :
Gran, mé gran
Gran, ladivinité gran
Gran, ladivinité gran
Mwen ké rété isi o prochen numéro !
(Grande, ô grande,
Grande est la divinité
Grande est la divinité.
Je vais rester ici au prochain numéro !
( il y a eu 1848, l’Abolition de l’esclavage, en vain !)
LUMINA, arrachée à sa lecture par ce charivari. — Ça suffit ! (Le Coryphée, la mine fautive, s’empresse de relever Simonise.) Assez de déchirures ! (Citant le journal.) « À Rivière-Salée, au Marin, au Saint-Esprit, au Vauclin, au Lamentin et jusqu’au fin fond du Gros-Morne, dorénavant nègres et Indiens fraternisent. » À Rivière-Pilote aussi ! (Le Coryphée époussette exagérément la robe de Simonise.) Voilà ce qui soude un peuple. C’est comme cela que se fonde une nation. Ensemble, nous serons vainqueurs.
SIMONISE. — Pour moi, ça ne dit rien ! Mieux vaut être mangeur de chien que chien ! J’aime mieux mes longues nattes bien lisses plutôt que de la paille de fer sur l’occiput comme mamzelle !
LUMINA, véhémente, excédée, jetant brusquement le journal et sautant sur le cabrouet pour haranguer, tel un tribun sur des rostres. — Qu’est-ce que c’est que ce bankoulélé ? (Maîtrisant sa colère et se radoucissant. Les autres, penauds, font le dos rond et reprennent leurs activités.) Nous n’arriverons à rien si nous perdons notre temps à regarder qui est kouli, qui est négresse, qui est mulâtresse ou câpresse. Nous sommes des femmes de ce pays, des personnes humaines, cela seul compte, et nous ne comptons qu’à ce titre. En tant que femmes, nous avons des droits, mais aussi des devoirs. À commencer, déjà pou yonn : ne pas nous dérespecter, ne pas nous jeter des rats morts au visage pour des comparaisons de couleur de peau ! En vous chamaillant comme des chiffonniers, vous ne voyez pas que vous faites le jeu de ceux pour qui c’est tout bénéfice que nous soyons désunies ?
Toutes sont tout ouïe, désormais, subjuguées par l’oratrice, puis se regroupent au pied du cabrouet, tribune improvisée. Simonise bouscule encore un peu Rosalie pour se rapprocher de Lumina.
ROSALIE. — Tchip !
LUMINA. — Car notre union fait notre force. En bataillant pour des vétilles de tignasses grainées « petits zéros » ou de cheveux plats indiens, vous servez les intérêts de nos ennemis, ceux qui s’engraissent sur nos crânes, crépus ou non, en nous dressant l’un contre l’autre.
…………………
SIMONISE. — Titim !
LE CHŒUR. — Bois sec !
Lumina s’éloigne, agacée, en haussant les épaules. Elle sort.
SIMONISE. — Qui est-ce qui ressemble au chadron ? Comme lui, hirsute, laid comme un péché mortel, mais qui pique plus fort que l’oursin ?
LE CHŒUR. — Le commandeur !
SIMONISE, se levant, et ponctuant ses phrases de coups de reins. Comme dans une calenda, le Chœur la suit et imite ses mimiques obscènes en scandant et mimant « Piquant ! » en même temps qu’elle, un des hommes (le Coryphée) s’arc-boutant très suggestivement derrière elle. — Ouais ! Il sait te flanquer du piquant à tout bout de champ. Un instant d’épuisement ? PIQUANT ! Tu essuies ta sueur ? PIQUANT ! Tu t’isoles pour uriner ? PIQUANT !
LE CHŒUR, acquiesçant en hochant la tête. — Chadron se jette sur toi ! Bidim ! Blô ! (Mimant le coït.) Pour mussieu, ça tombe à pic !
ROSALIE. — Tambour du sort ! Blip ! Culbutée en halliers !
SIMONISE. — Chaque bon matin que Dieu fait, il coche les noms des présents, d’un trait qu’il trace dans son fichu carnet.
LE CHŒUR, opinant toujours, en crescendo, sur un rythme de gospel ou de Negro spirituals. — Mmmm… Mmmmm…
SIMONISE, donnant un coup de reins érotique à chaque occurrence des syllabes "pique" ou "point", puis singée progressivement par le Chœur. — Tout au long de la sainte journée, tu le vois qui pique les lots de cannes des travailleurs en fichant un bâton de glycéria dedans, et pis un point au-dessus du trait, au motif qu’ils sont pas « conformes ». Et pique et pique et repique ! Tu perds ta journée entière si ton lot a été pointé selon son bon plaisir.
LE CHŒUR. — Derrière ton dos, le patron engrange ta canne quand même !
ROSALIE, se détachant du groupe, les mains sur les hanches, l’allure décidée. — Ah ça, on fabrique du sucre ! Toute espèce de milliers de kilos, mais nos existences ne sont pas sucrées.
LE CHŒUR, approuvant. — Ni kri !… Ni kra !
ROSALIE, tandis que le Chœur ponctue toujours ses affirmations de signes d’approbation. — D’esclaves nous voilà devenus ouvriers agricoles ou petits cultivateurs, mais ça nous fait une jolie jambe, parce que c’est seulement dans les mornes que nous pouvons être propriétaires, nous autres nègres.
LE CHŒUR. — Ni mistikri, ni mistikra ! Tout ceci n’est pas un conte.
ROSALIE. — Pas moyen de s’étaler dans les plaines comme ces Messieurs les « grands békés ».
LE CHŒUR, marquant régulièrement son approbation, avec une gradation dans l’intensité. — MMMM…MMMMMM !
Le Chœur repart travailler à la barricade en hochant la tête avec un mélange de fatalisme et de détermination.
ROSALIE. — Ce qui nous revient de cette terre, ce sont de pauvres lopins pénibles à faire fructifier, dans des terrains accidentés et des ravines à cabris où nous allons quotidiennement risquer de nous rompre le cou, où tout ce que tu peux escompter de dame Fortune, c’est de te retrouver mort en essayant de gagner ta vie !
LA MUSE AFRICA, réapparaissant en « deus ex machina ». — Tu n’es pas près d’être admise au Séjour des Bienheureux ! Tu t’éloignes à grands pas des Champs-Élysées, fillette ! (Elle s’évanouit comme par enchantement.)
SIMONISE, l’air canaille. — Et si c’était ça seulement !... Il faut, en plus, supporter une charge d’iniquités et de mauvais traitements, avec ce caca chien de « Chadron »...
ROSALIE, l’interrompant en riant. — Tu veux dire le géreur ?
SIMONISE. — Oui, tu sais bien, ce lubrique qui prend nos corps de négresses comme des boutiques à entrée libre, qu’il pénètre sans crier gare, où il se sert abondamment, et pis d’où il sort sans payer.
Lumina rentre en scène, soucieuse, l’air de cacher quelque chose.
LA MUSE AFRICA, réapparue soudainement à sa suite, puis se rendant visible et audible d’un claquement de doigts. — Eh oui, chez moi, en Afrique, cela s’appelle faire « boutique-mon-cul ». Mais si le lascar ne paye pas, évidemment, c’est encore pire ! (S’approchant tout près de Lumina). Coucou ! C’est toi la vedette ? Viens un peu que je t’examine. Fais voir si tu as de l’allure... Hum… (Tournant autour de Lumina, la flairant, l’évaluant longuement.) Ce n’est pas le Club Méditerranée, mais il y a du tété debout... Qu’est-ce qu’on distingue, sous ces haillons ? Balcon devant, véranda derrière, tu as tout ce qu’il te faut ?…
Lumina s’est pudiquement protégé la poitrine ; elle s’écarte, sort un feuillet de son corsage et se plonge dans sa lecture, en suivant de l’index les lignes et en articulant silencieusement des lèvres.
ROSALIE. — Faut plus se gêner ! Où y se croit, lui ?
LE CHŒUR, encerclant la Muse, menaçant. — Faquin ! Clampin ! Allez, mach ! (Une esquisse de ballet, mi-laghia mi-belya, s’engage. Tambour. Chant émoticône smile Bèlya manmay la ! (Bel air, la marmaille !)
SIMONISE. — Qu’est-ce qu’il a, à jauger Lumina comme si elle était à l’encan ? Ma parole, il veut l’acheter ? Si ça continue, il va se mettre à compter combien de dents il y a dans sa bouche !
LE CHŒUR. — Ça rappelle de sinistres souvenirs… Des remugles de cale et d’exil…
SIMONISE. — Non mais, tu n’as pas fini de soupeser ses totottes ? Tu ne sais pas que les ventes d’esclaves ont pris fin depuis nanni-nannan ?
Pour savourer les lumières, la sagesse et les surprises de
LUMINA SOPHIE DITE SURPRISE (Médaille d’Honneur de Schoelcher) de Suzanne Dracius, disponible en librairie et en ligne, possibilité de commander à l’éditeur (vendeur indépendant, pas « esclave » du géant, « politiquement correct »), cliquer ici :
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Ed. Idem - 12,80 €.
Photos - 15 décembre 2015.

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