Carnaval dans L’AUTRE QUI DANSE

Extrait du roman de Suzanne Dracius
samedi 11 février 2012
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Dès le samedi gras, et peut-être même avant, les masques ont envahi la ville. On est déguisé partout, ceint de bandeaux dorés et saupoudrés de paillettes jusqu’aux guichets des bureaux de poste. Des squelettes filiformes cliquettent et trépignent d’impatience, un policier d’opérette siffle à grand bruit une pétulante panthère charnue qui traverse la rue en lissant ses moustaches et en faisant tourner sa queue poilue sous l’appendice nasal, cartonneux et intéressé, d’un extraterrestre verdâtre, un Martien, semble-t-il, flanqué d’un Vénusien hideux aux antennes en folie.
En dépit d’une réflexion désobligeante : « C’est pas maintenant qu’il faut prendre la pilule, il fallait y penser avant ! » Enryck s’est montré adorable ces derniers temps, du moins à peu près digne de l’inconditionnelle idolâtrie de Rehvana, et surexcité par l’approche du carnaval.
« Je vais rencontrer Chabin à la rue Lamartine, et puis je retourne te chercher. Tu seras prête ? Prends de quoi dormir à Fort-de-France, n’oublie pas ta pilule, et donne à Man Cidalise tout ce qu’il faut pour la petite. On ne va pas remonter au Vert-Pré : tu vas voir ça ! Il va falloir avoir la forme : quatre jours de vidés et de zouks non-stop, avant d’enterrer Vaval ! »
Il a fallu transporter chez la voisine tout le nécessaire du bébé, emballer tous les déguisements, penser à tout ; il a fallu se plaquer sur la face des arabesques de carnaval, il a fallu maquiller les joues grasses du chabin, essayer, peine perdue, de le grimer en papillon, enduire de rouge à lèvres tapageur sa lippe baveuse et molle comme une limace repue. Il avait fallu tout cela, et quelques chiquenaudes d’Enryck, pour que Rehvana se retrouve au beau milieu du boulevard Général-de-Gaulle dans la cohue tonitruante, sous les hurlements rivaux de dizaines de haut-parleurs juchés sur des camions diffusant les cadences à la mode sous les braillements de la foule s’égosillant à tue-tête : « Eh, Damizo, eh ya !... Pa lévé lanmen asou krapo !... Papillon, volez ! C’est volé nou ka volé ! » puis soudain seule, emportée par le flot de monstres et de masques, dans une ruelle adjacente à la Levée, les narines irritées par les gaz lacrymogènes, cadeau d’un mauvais plaisant aussitôt furieusement lynché par une meute de travestis grimaçants, les yeux brûlants de farine, Enryck perdu, disparu dans l’hydre dansante, retrouvé, plusieurs heures après, sur le capot tordu d’une guimbarde antédiluvienne badigeonnée de jurons cabalistiques croulant sous des grappes de jeunes gens déchaînés ricanants et hurleurs. Et pourtant elle avait goûté, le lundi gras, l’invite, bras grands ouverts, du vieillard inconnu qui l’avait gentiment conviée à un pas de danse exécuté sans façon en plein mitan de la rue sous l’oeil mouillé d’un violoneux d’un autre âge, et répondu, tout émue, à l’appel des tambouyeurs se démenant sur le gros ka, noble tambour d’esclaves.
Mais au son des tambours Enryck se frotte à un soi-disant dandy outrageusement efféminé, jaboté, chapeauté, cravaté, avance au rythme du gros ka, les mains dessinant l’ensellure d’une créature bise aux hanches rondes, près d’un grand nègre du plus beau noir aux interminables faux cils papillotants, un haut nègre moudongue enjupaillé qui titube et se tord les pieds sur ses talons aiguilles, sa main ne cessant de relever sa robe et d’exhiber son porte-jarretelles que pour lisser, avec une mimique obscène, son ventre de femme enceinte sur le point d’accoucher, ou remonter par en dessous, d’un geste provocant, la paume en forme de présentoir, un énorme sein de chiffon ballottant plus bas que l’autre. Chabin, pour ne pas être en reste, sort de sous son jupon et agite au nez des spectateurs massés sur les trottoirs une serviette périodique agressivement tachée de sang de cochon.
Pourtant elle y avait pris part et s’en était amusée, de ces mariages burlesques, boudinée, malgré sa minceur, dans l’étroit costume de premier communiant du père d’Enryck un peu dévoré par les mites et puant de naphtaline, mais ils formaient, avec Enryck dans sa robe violette à volants, un si beau couple, un si parfait mariage de carnaval... Elle a accueilli de bonne grâce les menaces pour de rire des diables rouges, les tintements des grelots, les débonnaires coups de fourche et les mains gluantes de mélasse des magnifiques « nègres-gros-sirop » surgissant de nulle part en escadrilles de dix ou douze : mais il faut voir la débandade ! Oui, il faut voir comme cette poignée de superbes corps fortement musclés entièrement enduits de graisse noire fait fuir la foule, lorsque, jaillis d’on ne sait où, ils foncent brusquement sur elle, immenses corps nus sculpturaux vêtus d’un simple short usé de la couleur gros-sirop ou d’un cache-sexe à l’antique, compagnons volcaniques d’un Spartacus d’obsidienne. Rehvana accepte en souriant leurs gesticulations de plus en plus rapprochées, leurs mains tendues en avant comme s’ils voulaient la salir, tacher de gros-sirop sa majestueuse grandrobe de bal sortie intacte d’une malle centenaire, avec son fin jupon plissé sous le riche tissu damassé ; elle rajuste, sur ses macarons, la « chaudière » qui tangue dangereusement sur sa tête, elle rit encore de sa peur. En fait ils ne l’ont même pas touchée, les géants gros-sirop. Leurs larges charpentes, solides et de toute beauté, leurs grands corps luisants de graisse noire – où seules tranchent, dans toute cette noirceur, leurs rangées de dents éclatantes que découvre un rire olympien – sont allés effrayer, plus loin, une troupe de marchandes d’autrefois portant en équilibre sur le sommet de leur tête un plateau de vannerie caraïbe regorgeant de fruits colorés, de gousses de vanille, de gingembre...
Elles ont reculé sans rien perdre, dans la plus parfaite dignité, creusant, autour de Rehvana, un cercle nu de plein soleil aveuglant où Enryck s’est volatilisé.
Elle se blesse en vain les yeux à scruter les groupes alentour, des chars se précipitent lentement en vrillant ses oreilles : « Papillon, volé, c’est volé ou ka volé ! » Elle se rend compte qu’elle a très mal aux pieds, le cuir racorni de l’étroit soulier d’antan lui taraude la chair par endroits, elle étouffe sous ce lourd damas, et la chaudière, renforcée à l’intérieur de carton dur, la chaudière en déséquilibre lui scie le front. Au soir de ce mardi gras, Rehvana regagne seule, à travers la bousculade et les rues régulières qui se coupent imperturbablement à angle droit, sur les trottoirs défoncés d’une Fort-de-France hystérique, la maison près de la Savane ; elle a beau tenter de se retrancher à l’abri des jalousies, essayer de fermer les yeux, se boucher les oreilles pour trouver le sommeil, l’oubli de cette frénésie, là, au-dehors, et des pétards et des chants et du carnaval autour d’elle, la folie baroque de la ville s’est infiltrée en elle, la dévore sous les rires et la submerge toute.
Au dernier matin, noir et blanc, ivre de défoulement, de ses conquêtes, de sa nuit blanche, le visage enfariné, les yeux cernés et assombris de khôl, Enryck tambourinait devant la porte, la secouait pour l’emmener enterrer Vaval, l’air insoucieux, dégagé, soigneusement vêtu de pied en cap d’une livrée mi-noire mi-blanche, une chaussure noire à un pied, une basket blanche à l’autre.
Rehvana n’a pas demandé quelle délicieuse menotte experte et féminine avait étalé la farine sur la figure de son amant et savamment manié le crayon noir ; puis, comme elle mettait trop de temps à se composer une mine digne de l’enterrement du bwa-bwa, Chabin, qui arrivait toujours à point, suggéra qu’elle pourrait peut-être les rejoindre plus tard. Elle a senti qu’Enryck en était comme allégé ; elle n’a jamais parachevé son déguisement de mercredi des Cendres, et les larmes de Pierrot ne furent qu’ébauchées sur sa joue. Des cris plus aigus, vers le soir, lui apprirent qu’on brûlait, quelque part dans la ville, le mannequin de chiffon et de bois, le roi éphémère du carnaval, mais ni Enryck ni Chabin ne repassa rue Lamartine avant de se rendre au grand zouk clôturant cette période de liesse.
Le lendemain après-midi, ce fut Chabin, délégué par Enryck, sans message ni explications, qui se chargea de la reconduire à Vert-Pré. Epuisé sans doute par ses débordements carnavalesques, le gros lubrique se montra alors avec elle d’une gentillesse sans mélange.

© Suzanne Dracius, Prix de la Société des Poètes Français pour l’ensemble de son oeuvre

Extrait de L’autre qui danse, roman, éd. Seghers 1989, finaliste du Prix du premier roman ; rééd. Editions du Rocher, 2007.