L’AUTRE QUI DANSE : analyse de texte par Geneviève Boucher (Québec/ Ohio University)

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L’autre qui danse
Analyse de texte par Geneviève Boucher
Québec / Ohio University.

"Quelqu’une" (pages 337 à 342)

Le thème de la recherche d’identité est central dans le roman de Suzanne Dracius, L’autre qui danse, publié en 1989. Née à Fort-de-France, en Martinique, l’auteure passe son temps entre son pays natal et la France afin de pouvoir compléter ses études universitaires, trajectoire également commune à plusieurs Martiniquais et Martiniquaises qui désirent poursuivre leurs études à un niveau supérieur. Cette trajectoire peut faire référence au commerce triangulaire de l’époque de la colonisation où le commerce se fait entre la France, l’Afrique et la Martinique ; le pays se compose alors d’esclaves noirs originaires d’Afrique et de colons blancs originaires de France. Avec les années, la Martinique s’est modifiée et est maintenant composée d’une population où la descendance est diversifiée. Ce métissage représente la source de la crise d’identité du personnage principal de l’œuvre de Dracius : Rehvana est à la recherche de ses racines et de ses origines à travers son métissage. Ainsi, l’analyse qui suit permettra de comprendre en profondeur cette affirmation grâce à l’explication d’un passage précis du roman. Il est cependant nécessaire de situer le passage à l’intérieur de l’œuvre afin de bien comprendre les tourments de Rehvana.

Originaire de Martinique, la famille de Rehvana déménage pour la France, où elle s’installe à Paris. Cependant, Rehvana n’est pas comblée par la vie parisienne et elle s’ennuie de ses racines antillaises. Piégée dans son métissage, et donc par ses racines et ses origines, Rehvana décide de se joindre à un groupe rebelle formé d’Antillais voulant retrouver coûte que coûte leurs racines africaines. Insatisfaite par cette secte dissipée, elle quitte la France pour s’installer en Martinique et vivre comme le faisaient ses ancêtres, c’est-à-dire sans électricité et dans un système où la femme est soumise à son mari. Cette nouvelle vie la rapproche de ses racines dans le sens où elle devient marquée par les coups qu’Éric lui porte, ce qui la lie à la fois aux femmes antillaises et aux esclaves marqués au fer. Cependant, son teint mulâtre fait que le personnage se sent pris entre deux mondes : elle est trop noire pour la France et trop blanche pour la Martinique. Cet élément combiné au métissage provoque chez Rehvana une crise d’identité alors qu’elle tente de découvrir sa véritable origine parmi toutes les cultures qui s’entremêlent dans son sang. Rehvana quitte la Martinique sans avoir pu discerner son identité. De retour en France, elle n’a pas d’argent et tente de survivre avec sa fille Aganila. Le passage analysé fait référence au moment où elle se rend au supermarché avec Aganila.

Il est évident que ce passage n’est pas capital pour le déroulement de l’action et qu’il n’agit que de façon complémentaire, mais c’est cet aspect qui donne toute sa valeur à l’œuvre. En ce sens, par l’analyse de cet extrait, il sera possible d’observer que l’auteure maintient l’idée thématique centrale dans l’œuvre entière et que, même dans des passages qui peuvent être considérés comme secondaires, l’auteure inclut un lexique précis qui permet de lier toutes les entités afin de créer une œuvre cohérente et uniforme. Ceci n’enlève pas la fonction dominante de l’extrait qui est d’exposer la réalité de Rehvana alors qu’elle n’a pas assez d’argent pour nourrir sa famille. Il est même possible d’affirmer que cette scène prépare le lecteur au dénouement de l’œuvre puisque la mort du personnage est occasionnée par ce manque d’argent. Cependant, cet extrait ne fait qu’appuyer des idées ultérieurement développées par l’auteure. De cette façon, l’analyse qui suit ne peut renier cette connexion qui se retrouve liée à la thématique centrale.

Il est possible de diviser cet extrait en deux parties distinctes, soit le moment où Rehvana est à l’intérieur du supermarché et le moment où elle se trouve à l’extérieur. Cette subdivision permet de mettre en opposition l’emprisonnement et la liberté du personnage. La première partie met l’accent sur l’idée d’une mission ou d’un devoir à accomplir : Rehvana et Aganila doivent survivre. Il y a une frontière et une barrière qui séparent les personnages de l’extérieur. Ce lexique fait référence à la fois à un obstacle physique, représenté par les caisses du supermarché, et à un obstacle mental, représenté par la mince ligne qui sépare la présence d’identité de l’absence d’identité. Ces termes mettent également l’accent sur l’emprisonnement et le fait que Rehvana se sente piégée par son métissage. Ils suggèrent le fait que le personnage se retrouve en situation d’encadrement où il lui est impossible de s’évader : elle devient prisonnière. Cet état est appuyé par des termes qui font directement référence à la société française qui agit en contradiction avec les valeurs et les morales de Rehvana. Ainsi, le terme "barbare" associé à la "barrière" annonce un objet qui est contraire aux règles du personnage, d’où son intérêt à trouver son identité et à se défaire de ces "barrières". Les termes "policée, inhumaine et vorace" se rapportent à la France et rappellent le côté civilisé, cruel et dévorant de la société selon Rehvana. Il s’agit donc de la civilité qui rend cette culture si brute et "barbare", en contradiction avec le personnage qui tente de vivre comme ses ancêtres, sans s’assimiler aux règles de bienséance de la France.

L’élément qu’il est important de mentionner est que Rehvana associe la France à l’esclavage. Ainsi, les termes se rapportant au pays sont également juxtaposés à l’expression "cliquetis métallique et glacé". Alors que "cliquetis" se définit comme étant une série de bruits secs que produisent certains corps sonores qui s’entrechoquent, il est possible de faire un lien avec le métal des chaînes que portaient les esclaves en Martinique. Grâce à ce lexique, l’emprisonnement du personnage se fait de façon encore plus évidente. L’idée de la mission est donc observable au moment où Rehvana doit sortir de cet environnement qui l’enchaîne, alors que l’ennemi la guette afin de l’empêcher de s’évader.

L’importance accordée au temps est également sous-entendue par l’auteure. Les termes "déjà" et "trop de temps" démontrent qu’il s’agit d’une mission où le temps est défini comme un deuxième ennemi. Alors que la mission principale pour Rehvana dans cette scène est de trouver de la nourriture pour survivre, il est possible de faire un parallèle avec sa quête identitaire. Ainsi, dans le supermarché, le personnage donne l’impression qu’elle est étrangère à cet environnement et qu’elle se sent prisonnière ; cet environnement est identifié comme étant un référent à la France et à ses valeurs morales. Grâce à ce parallèle, il est possible de voir qu’il s’agit du même sentiment proposé au début de l’œuvre par l’auteure alors qu’elle énonce clairement le manque d’attachement de Rehvana pour la vie parisienne. Ainsi, sa mission au supermarché devient une métaphore utilisée par l’auteure pour démontrer le désintérêt de Rehvana pour cette partie de son métissage. Cette métaphore est supportée par un riche lexique de l’emprisonnement, de la société française et du temps.

Dans cette partie, un deuxième personnage apparaît, celui d’une dame au supermarché. Cette dame est présentée au lecteur à trois reprises. Elle est d’abord introduite comme étant "les yeux verts". Cette courte description annonce l’importance de la vue accordée dans le passage. Ainsi, il a déjà été expliqué que Rehvana sent que quelqu’un la guette ; cette description annonce un deuxième guetteur qui la suit du regard. Malgré tous ces regards portés sur elle, Rehvana finit par poser ostensiblement les restes de nourriture, ce qui annonce son indifférence à se cacher aux yeux de cette société. Les yeux sont également associés à la couleur verte qui symbolise la végétation et donc la vie, ce qui fait contraste par rapport à Rehvana qui tente de survivre. Ensuite, la dame est présentée comme "la douce femme verte". Cette dernière devient inoffensive, sans danger pour la mission du personnage. Il ne s’agit plus seulement de ses yeux qui sont verts, mais elle devient elle-même entièrement verte, ce qui évoque une vitalité totale et une santé absolue. La dernière description transforme de nouveau la dame, celle-ci redevient un obstacle possible : "la femme verte". L’absence du terme "douce" rappelle que Rehvana doit se méfier de la dame et que cette dernière peut être un obstacle à sa libération. La répétition du terme "verte" dans les trois portraits permet de mettre l’accent sur la santé de la dame et de démontrer qu’il s’agit là de l’élément qui marque principalement la vision de Rehvana puisqu’il se met en opposition à son propre état de santé. Lié à ces descriptions, le personnage fait également référence à la dame en utilisant le terme "autre", ce qui amplifie la différence entre Rehvana et la dame puisque le terme signifie quelque chose qui n’est pas identique, qui est différent d’elle-même. Dans cette situation, il est possible de croire que cet "autre" représente une supériorité et donc, une classe sociale différente, ce qui permet de mettre les deux personnages en opposition totale.

Alors que la dame est verte et débordante de vie, Rehvana lutte avec sa faim. Cette dernière est violente et est renforcée par les termes "poindre" et "mord". La faim est donc personnifiée et présentée comme étant un élément qui contrôle totalement Rehvana. L’esprit du personnage est sous l’emprise de la faim qui lui occasionne des vertiges et l’empêche d’observer de façon précise ses guetteurs, ce qui explique également son choix de refuser de se cacher : c’est la faim qui lui dicte son comportement ostensible et qui fait qu’elle est repérée par la "femme verte". Elle s’expose donc contre son gré, pensant que la dame ne représente pas un obstacle. Rehvana perd le contrôle de son corps à cause de la faim, elle est prise d’un vertige qui peut s’associer au sentiment qu’elle ressent alors qu’elle est incapable de trouver sa véritable identité : elle est étourdie par son métissage. Pour ce qui est de la dame, elle est le symbole de l’abondance.

Une seconde opposition peut être faite entre Rehvana et la dame. Cette opposition se joint à la première dans le sens où elle devient métaphore de la goinfrerie. Cette opposition concerne l’idée de ce qui est plein et de ce qui est vide. Ainsi, la dame représente l’excessif et la richesse, car elle entasse la nourriture qu’elle achète et son chariot est plein à ras bord. Le fait qu’elle agrippe au hasard les aliments est signe qu’elle agit en tant qu’obstacle pour Rehvana et qu’il est possible qu’elle soit une inspectrice du supermarché. Cependant, comme il a été mentionné plus tôt, la faim de Rehvana l’empêche de se convaincre qu’il s’agit d’un autre obstacle. Cette pile que la dame fait avec les aliments est en dualité avec l’ordre dans lequel les aliments sont placés sur les étagères. De cette façon, outre l’abondance, il est possible d’y voir le désordre et donc la confusion future de Rehvana occasionnée par la faim.

En opposition avec cette image de richesse et de prospérité, le chariot de Rehvana est inutile puisqu’il est vide et que le personnage n’a pas d’argent pour pouvoir espérer le remplir. Le fait que son chariot à elle soit vide fait allusion au manque d’argent de Rehvana, mais également au sentiment qu’elle éprouve concernant sa quête d’identité. Son métissage efface donc son identité : trop c’est comme pas assez, ce qui fait que Rehvana se sent dépourvue d’identité. Ainsi, grâce à l’analyse du lexique, il a pu être observé que Rehvana et la dame sont mises en opposition dans la première partie du passage : santé et malnutrition, abondance et vide. Il a également été possible de voir le pouvoir de la faim sur le personnage, qui agit sous l’influence de cette personnification.

La seconde partie du passage annonce une certaine libération de Rehvana alors qu’elle s’échappe du supermarché sans être arrêtée. Cette partie représente le fait que le personnage passe inaperçu dans les rues de la ville, ce qui symbolise l’absence d’une identité distincte occasionnée par son métissage. Un des éléments marquants de cette partie correspond à l’importance accordée à l’allitération en s, qui est soutenue tout au long du premier paragraphe. Celle-ci est accentuée par le terme "lentement" utilisé dès le début, ce qui amplifie la sensation d’un glissement en plus de donner l’impression d’une image floue qui passe sans être reconnue ou même aperçue. Ainsi, Rehvana se mélange à la foule par son apparence, mais elle s’en distingue puisqu’elle marche seule. La répétition du terme "seule" à la fin de ce paragraphe souligne l’allitération en s, tout en mettant l’accent sur sa situation mentale : le personnage se sent seul, piégé dans son métissage qui est multiple. L’idée du métissage est également soutenue grâce à l’emploi du terme "croisant" qui maintient l’entremêlement des cultures et des racines.

Ce terme annonce également les vêtements que porte Rehvana. Ces derniers sont d’origine africaine et renchérissent sur l’allitération en s grâce à leur allure flottante sous-entendue par les mots "pans", "boubou" et "drapé". Le glissement devient en quelque sorte le mouvement provoqué par le vent et donne une apparence de légèreté. La seule ancre du personnage est son enfant, qui la maintient sur terre et l’empêche de s’envoler ; mais cette ancre semble être plutôt un fardeau qu’elle doit porter "sur son dos". La répétition de cette expression démontre le poids que Rehvana porte et qu’elle fait, par conséquent, porter à son enfant qui devra vivre avec son propre métissage. Le poids de l’enfant mis sur le frêle corps du personnage agit en contradiction et présente une image de la vie et de la mort, dans le sens où sans l’enfant, Rehvana partirait au vent du fait de l’absence de son point d’ancrage.

Un autre élément qui est observable est la blancheur de sa peau. Ainsi, alors qu’elle porte des vêtements d’origine africaine, les passants s’attendent à apercevoir une dame à la peau foncée, ce qui rappelle le tourment de Rehvana qui est trop blanche pour la Martinique et trop noire pour la France, mais pas assez pour porter des vêtements africains sans que cela puisse surprendre. Cette dualité est donc perçue dans l’extrait puisqu’elle est considérée comme étant trop blanche pour être identifiée à la communauté africaine. De cette façon, ses vêtements contrastent avec la couleur de sa peau, ce qui suggère la difficulté du personnage à s’identifier à une culture et donc, à trouver son identité.

L’importance du regard, présentée dans la première partie, est reprise dans la deuxième. Il s’agit ici d’un regard posé sur des individus par rapport à leur appartenance à un groupe social. L’auteure fait une brève description d’un endroit où les HLM sont prédominants en présentant les individus présents dans les rues. Cette description sans doute volontairement stéréotypée des cités HLM donne une vue d’ensemble de ses habitants. Ces derniers appartiennent tous à des groupes distinctifs où leur apparence permet de les identifier. Par cette description il est possible de voir que Rehvana se retrouve au milieu d’une société où les habitants sont à la recherche de leur propre identité et qu’ils tentent de la trouver en appartenant à des groupes non traditionnels : after-punks et punks. Ainsi, Rehvana ne se démarque pas des autres, elle se mêle à la foule grâce à son image floue et glissante : elle appartient à une société d’exclus où l’absence d’identité règne.

Le thème du regard va plus loin encore. En plus d’être posé sur Rehvana par les gens qui se promènent dans les rues, le regard est celui du personnage lui-même qui communique grâce à ses yeux. Ainsi, alors que certains peuvent la trouver jolie, ce sentiment disparaît dès qu’elle les regarde puisque son regard a le pouvoir de parler et d’exposer ses véritables misères. De cette façon, il est possible de voir que les tourments de Rehvana sont indissociables de son corps : son regard devient le reflet de son âme. Quoiqu’elle puisse communiquer par son regard, il n’en demeure pas moins qu’elle passe inaperçue, puisqu’il est mentionné que les passants n’auront aucun souvenir de Rehvana. Ceci se joint à l’idée qu’elle se mêle à la foule et qu’elle ne suscite point de souvenir. Au moment où elle est aperçue, les gens la remarquent au même titre qu’ils remarquent les punks, mais très vite son image est oubliée, ce qui accentue également l’illusion floue que Rehvana présente. L’expression "traverser d’un trait son destin" énonce ce manque de connexion entre le personnage et son entourage, et dévoile l’effet de dualité qui l’oppose à la société, dû à son manque identitaire.

En somme, l’auteure présente, dans cet extrait, un riche lexique qui permet de lier un événement complémentaire à la thématique centrale de l’œuvre. L’analyse a également permis de voir que cet extrait joue un rôle capital dans le but de prédire la fin du roman, ce qui crée un lien entre la thématique dominante et le dénouement. Dans la première partie de l’extrait, Dracius présente l’action dominante comme étant une mission destinée à la survie du personnage et de son enfant. Ainsi, des éléments propres à la présence incertaine d’obstacles et au temps permettent de justifier cette métaphore de la mission. Cette partie présente également un lexique rappelant l’idée centrale de l’œuvre, la quête d’identité de Rehvana qui se retrouve piégée par son métissage. De cette façon, l’auteure utilise des références à l’esclavagisme mis en contraste avec la société française qui est, selon le personnage, une société "barbare". Cet élément annonce donc l’affrontement de cultures qui est soutenu par l’idée d’encerclement et d’encadrement.
Dans la seconde partie de l’extrait, l’action passe d’un endroit intérieur à un endroit extérieur où il est possible de voir l’opposition de Rehvana aux autres citoyens. L’auteure présente un personnage qui est flou et incertain grâce à l’allitération en s, et qui se retrouve au cœur d’une société d’exclus qui cherchent eux-mêmes leur propre identité. Le thème du regard est central dans les deux parties et suggère à la fois un regard qui est posé sur Rehvana et le regard qu’elle pose sur les autres.

Ainsi, de façon générale, l’auteure porte énormément d’attention à la thématique centrale de la quête d’identité : peu importe le degré d’importance de la scène, l’utilisation d’un lexique approprié permet au lecteur de ne pas se détacher de cette quête. De plus, le fait que ce passage soit inséré à l’intérieur du chapitre intitulé "Quelqu’une" insiste davantage sur la quête du personnage. Ce terme est défini comme étant l’indication d’une personne quelconque parmi plusieurs, une personne indéterminée, ce qui se joint directement au thème central de l’œuvre de façon spécifique.

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