22 mai, abolition de l’esclavage en Martinique Extrait de RUE MONTE AU CIEL de Suzanne Dracius

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Bon 22 mai, célébration de l’abolition de l’esclavage en Martinique !
« La Montagne de Feu nous vengera ! » avait hurlé le grand chef amérindien, avant de se donner la mort en se précipitant du haut de la falaise baptisée depuis lors « Tombeau des Caraïbes », plutôt que d’accepter la servitude sous le joug des conquistadores venus de l’au-delà des mers. « Vivre libre ou mourir » ? En ce turbulent crépuscule du XVème siècle, cet homme-là avait fait son choix.
Il n’est pas un volcan-spectacle, le Mont Pelé. Il n’est pas un « volcan rouge », ne vomira pas de ces superbes rubescences de coulées de lave en fusion que l’on peut fuir en les contemplant. Lorsqu’elle explosera de colère, la Montagne Pelée crachera des milliers de roches incandescentes qui dévaleront ses flancs à une vitesse vertigineuse, et auxquels nul ne pourra échapper.
« Manman Pelée ne va pas les laisser faire ! » cria l’esclave révolté contre les esclavagistes, quand fut tombé le crépuscule du siècle dit « des Lumières » et qu’il vit vaguement poindre au loin une nouvelle aube révolutionnaire, sans pour autant le délivrer des sombres affres du Code Noir ni du fouet ni du « quatre piquets » ni de l’essorillement ni des flétrissures au fer chaud ni des mutilations barbares.
Loin, là-bas, sur l’Autre Bord de l’océan, un héroïque Mirabeau était allé jusqu’à mettre en doute la nécessité des colonies, affirmant prophétiquement que la France pouvait prospérer sans ce système indigne, se battant pour engager le corps révolutionnaire dans la voie de l’abolition de l’esclavage. Il mourut le 2 avril 1791.
Mais l’esclave Léonard n’en sut rien. Le décret du 16 Pluviôse an III (4 février 1794) eut beau abolir l’esclavage dans les colonies, il ne fut jamais appliqué, ni à Saint-Pierre ni ailleurs… Les membres les plus influents de la Société des Amis des Noirs, un ecclésiastique, un certain Abbé Grégoire, et une femme, une certaine Olympe de Gouges, eurent beau s’agiter de leur mieux, ce décret fut hâtivement abrogé. Il y aurait longtemps à attendre, une autre Révolution puis une seconde République, il faudrait toute la persuasion d’un Victor Schœlcher, toute la sensibilité d’un Lamartine, toute la sagesse d’un Arago, et jusqu’à la caracolante intervention d’un Alexandre Dumas, pour qu’en 1848, l’esclavage soit effectivement aboli. Et encore, difficultueusement, après des heures et des heures de délibérations houleuses, dans le souci de ménager les intérêts des colons, et en laissant des séquelles !…
Il ne vivrait pas jusque-là. Pour Léonard, le seul salut restait dans le marronnage. Il n’avait plus rien à perdre, lui, l’esclave de Saint-Pierre. Même s’il savait de quels supplices était puni le marronnage… Même si lui, Léonard, savait, pour l’avoir perçu dans sa chair, que le marron était poursuivi comme du gibier, avec les molosses, les chiens à nègres, pourchassé jusque dans les mornes, à coups de fusil, et abattu sans sommation s’il refusait de se rendre. Se rendre ! Pourquoi ? Pour que le maître ait le droit, puisque Le Code Noir l’y autorise, de lui couper le jarret, de le marquer au fer rouge sur l’autre épaule ?… Car il est récidiviste, l’esclave Léonard. La première fois, quand on l’a repris, il a eu les oreilles tranchées, on l’a marqué comme une bête d’une fleur de lys sur l’épaule gauche. Il n’y aura pas de troisième fois. Il sait que l’esclave fugitif est puni de mort. (C’est écrit. Bien qu’il ne sache pas lire, Léonard ne peut ignorer, parce qu’il a vu les pendaisons et autres « exécutions exemplaires », et parce qu’on le lui a dit et répété, sans ménagement, qu’esclave, si tu marronnes deux fois, au troisième coup, si on te tient, tu risques la mort !)
La mort, il l’a déjà dans l’âme, son âme virtuelle et contestée de nègre esclave. La mort, il l’appelle de ses vœux, depuis que la femme qu’il aime a été vendue dans le Sud, au fin fond du Vauclin, à un monsieur de Souci. Le maître les a séparés. Leur « accouplement » déplaisait. Les enfants qu’ils faisaient ensemble étaient trop noirs, trop rebelles. De la graine de marrons, pour le béké. Rien que des filles, pourtant !… Rien que des filles, par-dessus le marché ! Cela se vendait beaucoup moins cher qu’un négrillon, une négrillonne. Surtout de la graine de marron au sombre regard féroce comme leur propre mère, Himitée, haute négresse debout qui jamais n’acceptait de baisser les yeux, mais brûlait de son œil de braise les yeux de n’importe quel béké.
Avait-elle tenté de le rejoindre ? La rumeur publique a grondé, traversant la Martinique du Sud au Nord, enflant de l’habitation Massy-Massy jusqu’à Saint-Pierre, rapportant que, dans la matinée du treize, Himitée a été flagellée de vingt-neuf coups de fouet, garrottée sur une échelle, aux pieds et aux mains, après avoir reçu du géreur plusieurs coups de poing à la figure qui lui ont cassé trois dents, l’ont rendue sourde d’une oreille et éborgnée de l’œil droit. Pour que les coups portent plus, le commandeur avait ajouté sous son ventre un billot gros et court, sur ordre exprès de Dispagne, géreur de l’habitation. Elle était enceinte de quatre mois. Le lendemain, elle a fait une fausse-couche. (« Pas une grande perte ! Maudite engeance !… » commenta ce diable de géreur, en guise d’oraison funèbre pour ce « sale bâtard de nègre ».)
Avait-on voulu la punir d’avoir choisi son compagnon, de n’avoir pas accepté l’étalon qu’imposait le maître ? Himitée aurait-elle repoussé les avances du commandeur, du géreur ou, qui sait, peut-être du maître lui-même, désireux de lui faire des petits mulâtres, réputés plus dociles, plus souples à « éduquer », plus décoratifs pour servir à la table des Blancs ? Traduit simplement en police correctionnelle, le sieur Jules Dispagne a été condamné à quinze jours de prison, messieurs et dames !
« Ce ne sont pas des milans, hélas ! » se lamentait, dans sa fuite, sous une bienfaisante pluie lustrale, l’infortuné Léonard : la nouvelle, il la tenait de la bouche même des gendarmes ! Ces mêmes gendarmes à cheval que l’on avait envoyés « rétablir l’ordre » à Saint-Pierre lors des soulèvements d’esclaves qui sans cesse se multipliaient, incendiant les habitations et mettant à mal les colons qui avaient maltraité « leurs nègres ». Il ne croyait plus aux révoltes, qui n’étaient jamais que des émeutes, jamais des révolutions, d’où l’on ne tirait que des coups, si toutefois on s’en sortait, puis étaient matées dans le sang. Il en avait assez des souffrances. Assez de donner son sang pour rien, assez de subir des supplices, pour finalement s’en retourner verser sa sueur et son sang à fabriquer ce maudit sucre. De la sueur, du sucre et du sang… Assez de ce perpétuel recommencement, de cette malédiction sans fin pesant sur sa tête de nègre ! Et maintenant, Himitée !… C’en était trop. Quitte à être repris, tant pis !
Il marcherait, se cachant le jour, cheminant nocturnement à travers traces et halliers, avec pour uniques compagnons manicous ou lamantins. Il irait seul dans la noirceur, — celle de son corps amputé, celle de ses ténébreux souvenirs et l’ombre protectrice de la nuit —, éclairé, comme par des clins d’œil, par les fugitives lueurs des bêtes-à-feu. Les étoiles au ciel le guideraient. Léonard se dirigerait vers un lieu inconnu de lui, un endroit mythique, symbole de liberté pour le Nègre : les mornes du Nord. Un havre de paix sauvage, inaccessible aux mauvais, où il n’était jamais allé, mais que chantait clandestinement le bel air au son du tambour gros ka, dont on parlait à demi-mot lors de la veillée manioc, la nuit du samedi au dimanche. Le lendemain, c’était le Jour du Seigneur : les esclaves pouvaient se fatiguer à purger et grager le manioc, ils pouvaient y passer la nuit blanche : le lendemain, ils ne travaillaient pas. C’était la volonté de Dieu. Léonard en profiterait pour s’éclipser. Le dimanche matin, la messe ferait diversion ; l’alerte serait donnée plus tard. Cela lui donnerait quelque avance pour distancer ses poursuivants. Cette fois, il réussirait. Ce coup-ci, il n’omettrait pas de chaparder un lot de poivre, à parsemer sur ses talons, avec l’espoir que cela perturberait le flair des chiens à nègres lâchés à sa poursuite. Ah, ces sales bêtes ! S’il en tenait un, il l’égorgerait. Les cicatrices de morsures boursouflaient encore sa chair. Les traces de crocs s’étaient incrustées à jamais dans son corps comme dans sa mémoire. Il n’oublierait pas son coutelas ! Il était prêt à tuer pour vivre. Ce n’était peut-être pas leur faute, à ces molosses, s’ils avaient cette férocité. Elle n’était pas naturelle, leur rage à déchiqueter la chair noire : le blanc la leur avait donnée, en nourrissant ces braves bêtes de chair de nègre. Ce n’était pas une légende contée à la veillée manioc. Il l’avait vu, lui, Léonard.
En ce temps-là, on ne l’appelait pas « Léonard » : ils ne l’avaient pas encore baptisé. L’homme portait son nom de Guinée, son titre d’être libre : Noh-La-Har. Ils l’ont piétiné, Noh-La-Har. Ils l’ont dénigré, estropié. Défiguré. Mutilé. Foulé aux pieds, le fringant guerrier africain, dépossédé de lui-même. Noh-La-Har ou Léonard, l’homme en avait vraiment trop vu.
Il avait vu de ses propres yeux, sur le bateau négrier qui l’emportait loin de l’Afrique, le commencement de l’horreur. On avait laissé Gorée depuis des lunes et des lunes, essuyé de terribles tempêtes, mais le pire restait à venir. Faute d’avoir pu faire escale à temps pour le ravitaillement, le navire négrier dérivait, ballotté par des vents mauvais, en proie à la famine et aux fièvres. La disette décimait l’équipage. Les nègres mouraient comme des mouches. Certains se précipitaient au-devant d’une mort certaine en avalant leur propre langue. Noh-La-Har avait encore le goût de vivre.
Seuls les plus robustes des hommes et les femmes jeunes survivaient. Perdu en mer, à bout de ressources, le maître à bord ordonna de nourrir coûte que coûte les dogues dont un colon des Antilles attendait la livraison, et qui n’étaient pas encore payés. Mais avec quelle viande nourrir ces animaux-là ? Comment les maintenir en vie ? Le client ne les paierait qu’à réception. Certes, la cargaison de « bois d’ébène » vivant était éminemment précieuse, mais à peine autant que ces chiens « de race », commande onéreuse d’un marquis, un de ces « Messieurs de la Martinique ». Il fallait à tout prix leur donner à manger, à ces chères bêtes ! Morts, ces chiens ne vaudraient plus rien. Par contre, les corps des nègres, même privés de vie, pouvaient s’avérer de quelque utilité…
Pourquoi ne pas habituer ces dogues à goûter de leur futur gibier ? Après tout, ces chiens-là n’étaient-ils pas destinés à la chasse au nègre ? Ce ne serait qu’une forme d’apprentissage ! L’industrieux capitaine eut donc la maligne idée de nourrir les chiens avec les cadavres de nègres qui s’entassaient dans l’entrepont au risque de provoquer des épidémies, au lieu de les jeter à la mer. Il avait plus urgent à faire que d’alimenter les requins ! Tant pis pour eux ! Les chiens d’abord. Ainsi l’heureux homme se congratulait-il lui-même, car il s’offrait en l’occurrence une double satisfaction, dans la joie de bien faire son métier : non seulement il assurait « l’hygiène » à bord, mais il remplissait son contrat en donnant à manger aux dogues. Beau bénéfice en perspective ! Pour avoir la conscience tranquille et « être en règle », le capitaine consigna scrupuleusement dans le très officiel Livre de Bord les quantités et « portions » de nègres morts servis crus aux chiens. Pourquoi le choix de cette crudité ? Pour exciter leur cruauté et parfaire sa belle entreprise d’éducation canine. Il poussa jusque-là le zèle, escomptant bien en être richement récompensé.
À la longue, la famine durant sans que l’on entendît crier « Terre ! », le capitaine se rembrunit : c’était à peine si le médecin de bord avait le temps de vérifier que les Africains morts de faim ou suicidés n’étaient pas atteints du scorbut (si leurs dents ne se déchaussaient pas), pour ne pas courir le risque de contaminer ces chers molosses. Cette négligence le tracassa ; ce fut son seul sujet d’inquiétude. Pour le reste, il était convaincu de n’avoir pas eu le moindre manquement.
Lorsque l’on arriva en vue des côtes de la Martinique, le capitaine du négrier pouvait tout compte fait se féliciter : grâce à sa brillante politique de rationnement, il restait encore assez de tafia pour pratiquer la pariade. C’était la tradition, la règle. C’était la loi des gens de mer, sur les vaisseaux négriers. Ouragan ou pas ouragan, rationnement ou pas rationnement, on n’y dérogerait pas. Décidément, grâce à Dieu, le consciencieux capitaine aurait rempli sa mission jusqu’au bout, jusque dans les moindres détails. L’armateur lui en saurait gré. Il était dans ses attributions de faire engrosser les négresses par les hommes d’équipage blancs, afin de fabriquer à l’avance, avant les ventes, des métis à peu de frais. L’opération, là aussi, s’avérait doublement fructueuse : elle relevait le moral des marins et permettait des « croisements » qui rapportaient gros à la vente. Enceinte, une négresse valait le double. Grosse d’un blanc, une négritte se vendait encore plus cher. Cela compenserait les pertes. Son patron serait content de lui.
Avec une hâte jubilatoire, le capitaine fit mettre en perce tonneaux et négresses. Quoique affaiblis et à moitié morts de faim, les matelots trouvèrent alors dans la boisson la force de s’accoupler, ivres d’épuisement et de rhum, avec les négresses survivantes, à demi mortes de dénutrition et de honte. Enchaînés, pétrifiés d’horreur, les quelques Africains vivants ne pouvaient leur porter secours. Le capitaine était aux anges. Le brave homme se frottait les mains. Pour un peu, il eût applaudi. Les membres d’équipage semblaient se déchaîner plus bestialement encore qu’à l’accoutumée. L’alcool, dans leurs corps affamés, produisait encore plus d’effet que d’ordinaire.
Voilà ce qu’ils faisaient de ses femmes. Voilà ce que les blancs firent et continuèrent à faire des femmes de sa race. Noh-La-Har en a trop vu. Il a vu redescendre dans la pénombre de l’entrepont la splendide négrillonne bleue qui troublait son cœur et son corps. Celle-là même qu’il aimait voir, mais que lui avait respectée, tout au long de la traversée, l’Africain l’a vue redescendre, du sang entre ses deux beaux quartiers de cuisses, lorsqu’elle enjamba les corps pour retourner se coucher, avachie, vieillie de dix ans, méconnaissable. Il était à parier que, dans l’abomination de la pariade, c’était celle-là qui avait eu le plus de succès… Elle était la plus désirable. Mal lui en prit ! Elle restait sublime, cependant ; elle sortait plus femme et plus ferme de l’opprobre de la pariade.
L’héroïsme était de survivre. Par on ne sait quel miracle, Noh-La-Har fut l’un des rares rescapés de ce vaisseau négrier.
Noh-La-Har ou Léonard, l’Africain en avait trop vu, trop souffert, dans la noirceur de son grand corps et sa candide âme de « bon nègre », de « belle pièce d’Inde » valant cher, de magnifique « bois d’ébène » faisant l’émerveillement de ses maîtres, et leur fortune, lorsqu’on le vendit à l’encan sur le marché aux esclaves de Saint-Pierre de la Martinique. On ne lui mettrait plus de carcan. Il ne serait plus un « bon nègre ». Il serait un nègre marron.
Même s’il a faim, même s’il a mal, il n’aura jamais aussi faim ni aussi mal que durant sa captivité.
Comme s’il en était besoin pour justifier sa cruauté, le géreur psalmodiait le Code Noir pendant qu’on lui administrait les châtiments. La voix éraillée d’alcoolique flagellait ses oreilles coupées. « Article 36 : Les vols de moutons, chèvres, cochons, volailles, cannes de sucre, pois, mil, manioc ou autres légumes faits par les esclaves, seront punis selon la qualité du vol, par les juges, qui pourront s’il y échet les condamner à être battus de verges par l’exécuteur de la haute justice, et marqués d’une fleur de lis », ânonnait la voix de rogomme, butant sur les mots compliqués que, de toute manière, Léonard ne comprenait qu’à moitié, des mots que, de mémoire de nègre, aucun esclave n’avait compris et ne comprendrait jamais.
« Article 42 : Pourront seulement les maîtres, lorsqu’ils croiront que leurs esclaves l’ont mérité, les faire enchaîner et les faire battre de verges ou de cordes… » s’acharnait la voix rocailleuse, écorchant les mots de plus de trois lettres et la peau de l’esclave surpris à manger un peu de sucre pendant son travail. Le sucre, il fallait en produire, mais interdiction d’en manger. On lui a mis une muselière, à l’affamé voleur de sucre !
Alors, allez donc lui faire entendre que ce soi-disant Code Noir est signé de la main même du roi de France, Louis XIV, le Roi Soleil, rédigé par l’illustrissime sieur Colbert, ô ministre intègre ! Allez prétendre lui expliquer que ce Code Noir lui veut du bien, Léonard refuserait d’y croire. Cette pourriture de code réglementait et légitimait son supplice, donnait une allure policée aux manœuvres de basse police et autres polissonneries du commandeur, voilà tout ce qu’il y avait à comprendre. Si on reparlait à Noh-La-Har de ce Code Noir, il voyait rouge. On pouvait le traiter comme une bête, mais pas le prendre pour plus bête qu’il ne l’est ! Le seul roi soleil qu’il connaisse, c’est celui qui monte au ciel, très haut, au mitan de chaque jour, et qui lui mangeait la tête, lui étrillait les épaules et puis lui rongeait la peau, dans la fournaise du champ de cannes, quand il suait la sueur de son corps pour engraisser le colon.
Au sortir de tant de supplices, l’Africain ne peut plus souffrir. Ce qu’il vit n’est plus de la souffrance, c’est une épreuve qu’il s’impose. L’ultime, l’unique, la seule qui soit de son propre choix, de sa propre gouverne et de son propre mouvement. S’il en triomphe, il vivra. Il vivra libre. Sinon, il accueillera la mort comme un grand calme. Son âme retournera en Guinée.
Le fuyard respire un grand coup. Malgré les palpitations dues à l’angoisse et à sa dure course d’éclopé, Léonard parviendrait très vite à discipliner son cœur, sans s’effrayer de ses battements précipités, sans craindre ces frappements à ses tempes. Ses oreilles, ils les ont coupées, mais sans lui ôter le pouvoir qu’il a d’écouter son cœur. Il l’entendrait battre fort, non comme un signe de trouble, mais comme une présence amie qui jamais ne cessa d’être libre. Enfin, il se sentirait vivre.
Il marronnerait aussi loin que le lui permettraient ses forces et son jarret coupé. Fuyant l’habitation de Saint-Pierre, infirme mais ferme et farouche, il remonterait plus au Nord, jusque dans les mornes inaccessibles aux chiens à nègres, sur les hauteurs de la Grand Anse. Là, il attendrait Himitée. À chaque crépuscule, en soufflant dans sa corne de lambi, puis en frappant sur son tambour, assis à califourchon sur son gros-ka, relayé du Nord jusqu’au Sud, de morne en morne, par d’autres frères souffleurs de lambis et d’autres peaux de cabri tendues sur d’autres tonneaux vides de tafia, jusqu’au fond de l’habitation Massy-Massy, il ferait savoir à Himitée, négresse debout, que Léonard, nègre marron, n’espérait qu’elle sur les hauts de la Grand Anse. Elle l’y rejoindrait un jour. Ils y auraient leur descendance, délivrés de toute entrave. Des enfants à eux, pas au maître. Des enfants à eux. Libres, enfin. Sous la protection des loas. Des enfants qui s’appartiendraient. Himitée ne serait plus torturée. Pour éviter à ses enfants l’horreur de la servitude, elle n’aurait plus besoin de recourir à l’avortement en utilisant des simples qui mettaient sa vie en danger.
À moins que, las de la solitude et de la souffrance du souvenir, au fil des nuits et des jours l’image d’Himitée s’estompant, un bon matin Léonard ne s’aventure à dissiper la nostalgie d’Himitée dans les bras de cette fille enjouée aux pommettes hautes, descendante des derniers Caraïbes qui avaient fui dans le Nord à l’arrivée des premiers colons européens. (Car tous ne s’étaient pas jetés dans le vide à la suite de leur cacique, au Tombeau des Caraïbes, après s’être crevé les yeux. Certains, les yeux grand ouverts face au destin de leur peuple, préférèrent la vie au suicide collectif. Ils cherchèrent refuge plus au Nord, dans les escarpements des mornes solitaires. Optant pour une autre forme de courage que la mort volontaire, ces Amérindiens choisissaient une solution certes moins spectaculaire, mais non moins héroïque, celle de la lutte pour une survie à la fois périlleuse et rude, remise en question chaque matin, au point du jour, et à chaque tombée de la nuit.)
Au serein de chaque crépuscule, la belle gravissait en chantant l’étroite sente escarpée. Tout d’abord Léonard l’entendait, puis soudain son corps cuivré faisait son apparition, émergeant d’entre les fougères arborescentes, balançant en voltes désinvoltes son panier de cachiman regorgeant d’appétissantes victuailles, lui mettant l’eau à la bouche.
Intrépide, se jouant du danger, la jeune Caraïbe venait quotidiennement ravitailler les marrons du haut du morne en cassaves et en légumes-pays cultivés par sa communauté. Ses ancêtres faisaient partie de ces rares Amérindiens qui, préférant la fuite au suicide, échappèrent au génocide en se réfugiant dans les montagnes du Nord pour n’être pas réduits en esclavage par les envahisseurs blafards « aux longues oreilles ».
Chaque jour la pulpeuse Indienne troquait les fruits de son jardin caraïbe contre le gibier chassé par le marron Léonard ou les belles écrevisses vivantes que l’homme pêchait à mains nues dans la rivière Saint-Jacques. Tout laissait présager que, de cet assidu brocantage, naîtrait la mère de l’enfant que l’on baptiserait Léona.
(Extrait de RUE MONTE AU CIEL de Suzanne Dracius.)

 On peut monter au 7è ciel littéraire dans la langue de Dante grâce à la traduction en italien de RUE MONTE AU CIEL par la traductrice sicilienne Leonarda Oliveri, publiée aux éditions PaginaUno sous la houlette de Walter Pozzi, avec le soutien du CnL (Centre national du Livre) et l’illustration de couverture de Marco Ceruti

 En librairie ou commande en ligne à l’éditeur (vendeur indépendant, pas « esclave » du géant, « politiquement correct »). Envois en France, Outre-mer, Europe, Amérique du Nord (Québec, Canada - USA) Ed. Idem - 11,80 €

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