Entretien entre Aimé Césaire & Suzanne Dracius (2006)

publié dans "Prosopopées urbaines", anthologie d’inédits coordonnée par Suzanne Dracius
lundi 6 mai 2019
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Prosopopées urbaines, anthologie d’inédits coordonnée par Suzanne Dracius.

Entretien entre Aimé Césaire & Suzanne Dracius en introduction :

Aimé Césaire. — Bonjour, Rosalie ! Ou Simonise … Non ! Lumina. C’est Lumina que je vois en vous. Mais la Muse africaine, où l’avez-vous cachée ?
Suzanne Dracius. — La Muse Africa, elle est en moi, au fond de moi, n’ayez crainte.
Aimé Césaire. — Elle est un peu vous ?
Suzanne Dracius. — Oui, oui. Elle flotte autour de moi.
Aimé Césaire. — C’est bien. Vous l’avez bien rendu. C’est commode, la mythologie, hein ? Et c’est arrangé pour… Vous avez dit la vérité sur les Martiniquais. Je craignais beaucoup pour vous, parce que, pour la fin, la pauvre Lumina, édentée, boitant, misérable, c’était dur à faire avaler. Enfin… C’est bien. C’est un ouvrage intéressant, à tous les points de vue, et ce n’est pas une histoire avec une mythologie, mais elle est plus vraie que toutes les histoires, et la langue est très bonne, parce que ce n’est pas du créole, mais c’est un français tel, un créole tel, que les Français … Le métissage est réussi.
Suzanne Dracius. — Ah, je vous remercie.
Aimé Césaire. ¬— Et c’était difficile à faire. Je trouve ça astucieux, la mythologie, ça vous dispense de faire une analyse politique, la voix de l’Afrique est là !
Suzanne Dracius. — Oui, voilà.
Aimé Césaire. — Et ça a un sens, la voix de l’Afrique. Et puis il y a une Martiniquaise, Indienne, on peut dire, qui s’appelle Rosalie, non ! Non : Simonise. Et Rosalie, qui est un peu là ! Je vous ai lue, n’est-ce pas ?
Suzanne Dracius. — Vous m’avez plus que lue, vous m’avez vue, vous m’avez débusquée jusque dans les moindres méandres ; ça, ça me fait plaisir.
Aimé Césaire. — Et je vous relirai.
Suzanne Dracius. — Cela me touche beaucoup. Merci.
Aimé Césaire. — C’est fait très habilement, alors ! Faire passer cela à la scène et faire jouer ça, il faut de véritables acteurs, car ce n’est pas facile, mais qu’est-ce que vous avez fait ? Vous avez pu jouer ?
Suzanne Dracius. — Oui, elle a déjà été jouée ici, au Festival du Marin et à Rivière-Pilote, aux Nuits culturelles.
Aimé Césaire. — Entièrement ?
Suzanne Dracius. — Oui, oui.
Aimé Césaire. — L’acte 4 n’a pas été écourté ?
Suzanne Dracius. — Non, non, on a tout joué. Ça prend deux bonnes heures.
Aimé Césaire. — Ça a été bien compris ?
Suzanne Dracius. — Oui ! Comme il y a des éléments qui font passer, et qui font avaler… Parfois, grâce au comique, ça donne des respirations, ça a été bien compris dans l’ensemble. Il y a même un petit garçon qui s’est bien amusé et qui était intéressé à tel point qu’à la fin, il a voulu garder en souvenir un des petits cailloux et des piments factices qu’elles lançaient, les Pétroleuses, pendant l’assaut.
Aimé Césaire. — En tout cas, c’est bien astucieux et c’est très bien fait. Et c’est un exploit ! Il était fort relativement simple de suivre l’histoire, mais vous avez fait autre chose, vous avez fait comprendre l’Histoire.
Suzanne Dracius. — Merci, cela me fait grand plaisir. En tout cas, tous mes vœux pour cette année ! Je ne sais pas quels sont vos vœux les plus chers, mais je vous souhaite une bonne année 2006.
Aimé Césaire. — Ah, vous savez, je n’en ai plus beaucoup, parce que ça fout le camp de toutes parts…
Suzanne Dracius. — Ah bon ?
Aimé Césaire. — Les épaules, les mains… Je ne peux même plus écrire, car cela me fait mal… Les jambes coupées, l’estomac… en…
Suzanne Dracius. — En décapilotade ?
Aimé Césaire. — Bref, j’ai envie de dire, pour vous imiter : c’est le commencement de la fin.
Suzanne Dracius. —Non, non, ce n’est pas le commencement de la fin ! « Et ça ne fait que commencer * » !
Aimé Césaire. — Vous travaillez à quoi ?
Suzanne Dracius. — Je vais vous égayer avec un petit poème que j’ai écrit, parce que, là, je travaille sur une anthologie poétique, pour sa coordination.
Aimé Césaire (lisant). — « Suzanne Dracius, Pointe-des-Nègres, Prosopopée suburbaine »… Je crois que vous aimez la mythologie, la forme grecques. Très bien. (Lisant.) « … Quel nom d’Afrique me donnèrent-ils avant que les leucodermes… » … (Il poursuit sa lecture et tourne la page.)
Suzanne Dracius. — Voici la dernière page…
Aimé Césaire (à la fin de sa lecture). — C’est un très beau texte. En tout cas c’est très émouvant. Vous êtes hantée par l’Afrique, l’Afrique est toujours là, elle est en vous.
Suzanne Dracius. — Oui, je la porte en moi.
Aimé Césaire. — C’est fondamental. C’est comme la Muse dans Lumina.
Suzanne Dracius. — Oui, c’est comme une métaphore.
Aimé Césaire. — C’est pour un nouveau recueil ?
Suzanne Dracius. — Oui. Pour cette nouvelle anthologie qui va paraître bientôt, et qui s’appelle justement Prosopopées urbaines. Il y aura, bien sûr, ce poème de moi, et j’en ai un autre sur les Terres-Sainville, que je n’ai pas encore fini de travailler. Vous savez que je suis née aux Terres-Sainville, rue Amédée Knight ?
Aimé Césaire. — C’est celui-là, votre poème sur les Terres-Sainville ?
Suzanne Dracius. — Non, je ne l’ai pas apporté. Ça, ce sont des textes d’autres poètes, entre autres, des inédits de Birago Diop que son neveu nous a donnés pour le publier dans cette anthologie.
Aimé Césaire. — Vous l’avez connu, Birago Diop ?
Suzanne Dracius. — Oh non, je ne l’ai pas connu !
Aimé Césaire. — Dommage ! Dommage !… Birago Diop, je l’ai connu, mais vraiment, je ne me souviens pas très bien. Vous avez connu Léopold ? Senghor.
Suzanne Dracius. — Je l’ai connu, mais pas de près. Je l’ai connu de son vivant, mais je ne l’ai pas rencontré comme je vous rencontre là tout de suite. Malheureusement, je n’ai pas eu l’occasion de le croiser.
Aimé Césaire. — J’ai rencontré Léopold le lendemain de mon arrivée en France. J’arrive en France… Un petit copain… À l’époque, je n’en avais pas beaucoup. Lui, il était en première classe, et moi je m’étais réfugié au fond de la cale. Je lui demande : « Qu’est-ce que tu vas faire en France ? » Il me répond : « Moi, je vais faire des études techniques. » Il me dit : « Je vais chez Eyrolles, sur la route d’Orléans, Bagneux, Cachan etc… » Je lui dis : « Je ne sais pas où je vais ! Tu n’as qu’à me prendre une chambre à côté de toi. » Bon, je ne sais pas où aller.
Alors me voilà arrivé à Paris, je prends la route de Cachan. Et le lendemain matin, je prends le tramway jusqu’à la porte d’Orléans. À la porte d’Orléans, je prends le bus, j’arrive rue Saint-Jacques, je vais m’inscrire au secrétariat. Je suis bien reçu, parce que j’étais parti de la Martinique avec une lettre d’Eugène Revert, qui était prof de géographie, qui a écrit un très beau livre sur la Martinique…
Suzanne Dracius. — Oui, un très beau livre, que je connais depuis que je suis toute petite : je le revois, dans la bibliothèque de mes parents…
Aimé Césaire. — J’aime beaucoup ce livre, parce que c’est un livre de géographie sans doute, mais j’y lis surtout le livre d’un géographe. Et puis un géographe que je connais ; c’est très personnel… C’est un Normand : « Ptêt ben qu’oui, ptêt ben qu’non ! » Il me dit : « Césaire, qu’est-ce que tu vas faire après le bachot ? » Ben je lui dis : « Je voudrais faire comme vous, monsieur le professeur.
— Si tu veux faire comme moi, allez, je te donne un mot pour le proviseur qui a été mon condisciple. » Et lui d’écrire : « Très cher collègue… »
Donc je suis reçu très gentiment, et en sortant du secrétariat, je vois devant moi, à l’autre bout du couloir et venant vers moi, un petit nègre, un nègre ! Avec de grosses lunettes, en blouse grise, et, autour des reins, une ceinture, une ficelle ! Et, au bout de la ficelle pendait un encrier vide, pour la raison très simple qu’on n’a pas de stylos en ce temps-là !
Et il dit : « Hé, bizut ! Comment t’appelles-tu ? » Je lui ai dit : « Ben, je m’appelle Aimé Césaire, je suis de la Martinique, et toi ?
— Ben, je m’appelle Léopold Sédar Senghor, et je suis du Sénégal. »
Il ouvre les bras. Il était déjà en Première Supérieure, enfin, lui était déjà en khâgne, et moi je rentrais en hypokhâgne. Il ouvre les bras, il me donne l’accolade et me dit : « Bizut, tu seras mon bizut. »
Voilà ma première rencontre, arrivé en France. Alors on est devenus copains, très copains. On se voyait tous les jours, on parlait de quoi ? De la Martinique, des Antilles, mais beaucoup d’Afrique. Et il m’a initié à l’Afrique, j’ai appris beaucoup de l’Afrique et en conséquence j’ai surtout appris sur la Martinique, et autant appris sur moi-même. Parce que je comprenais beaucoup de choses qui m’étonnaient, à la Martinique. Eh bien, avec ce qu’il me disait sans connaître la Martinique, il y a des trucs qui nous permettaient de mieux nous comprendre nous-mêmes. On est devenus copains comme cela. Il adorait le latin, le grec, le français, mais il était fondamentalement Africain.
Suzanne Dracius. — Et cette année, c’est le Centenaire de Senghor.
Aimé Césaire. — Eh oui !
Suzanne Dracius. — Comment trouvez-vous que c’est fêté ? Est-ce que vous trouvez que c’est assez célébré ? On n’a pas encore vu grand-chose.
Aimé Césaire. — Oh non ! Mais enfin, beaucoup de Martiniquais m’ont parlé de lui, et eux-mêmes ils comptent faire une cérémonie pour le Centenaire.
Suzanne Dracius. — Il va y avoir quelque chose de fait à la Martinique pour le Centenaire de Senghor ?
Aimé Césaire. — Oh oui, je crois.
Suzanne Dracius. — Alors c’est bien ! C’est bien. C’est aussi le Centenaire de Birago Diop.
Aimé Césaire (lisant à haute voix l’un des inédits de Birago Diop que lui a remis tout à l’heure Suzanne Dracius). — « Fragile mon cœur… »
Suzanne Dracius. — C’est un poème inédit de Birago Diop ; il date de 1925.
Aimé Césaire. — Je connais le nom de Birago, mais je n’ai pas de souvenir précis de lui. Mais par contre, j’étais le bon copain, à part Senghor, d’Alioune Diop…
Suzanne Dracius. — Ah oui. C’est le fondateur de Présence Africaine…
Aimé Césaire. — Oui, c’est cela. C’est là que je l’ai connu. Et c’est lui qui m’a engagé dans cette lutte. J’avais deux bons amis Sénégalais : c’était Léopold Sédar Senghor et Alioune Diop. Jusqu’à présent sa femme m’écrit au moins une fois par an, et Présence Africaine continue toujours.
Suzanne Dracius. — Elle y est toujours, Madame Diop…
Aimé Césaire. — Oui ! La librairie existe ! L’édition existe ! C’est énorme.
Suzanne Dracius. — Comment trouvez-vous la littérature d’aujourd’hui ? La littérature contemporaine, par rapport à tous ces personnages qui ont disparu…
Aimé Césaire. — Cela m’est très difficile, surtout que je lis beaucoup moins, car j’ai horriblement mal aux yeux, au bout de cinq minutes, j’ai horriblement mal. Mais, j’ai un peu l’impression que la France est désorientée… Mais oui. Ce n’est plus l’époque du surréalisme, ce n’est pas l’époque de Sartre, tout ce monde-là… On a l’impression que la France s’est tue. Vous connaissez des grands ?…
Suzanne Dracius. — Hum… Elle est un peu exsangue ?…
Aimé Césaire. — Hélas, hélas !
Suzanne Dracius. — Ah ! Joëlle ! Je vous voyais passer, inaperçue…
Joëlle. — Je sors, je vais faire mon secrétariat, je vais travailler !…
Aimé Césaire. — Alors, quand vous bavardez avec moi, vous ne travaillez pas ?
Joëlle. — Oui ! Au contraire, c’est un travail, ça m’enrichit énormément ! Mais comme madame Dracius est là, vous êtes en bonne compagnie ! Je vous ai laissé un petit moment, parce que c’est tous les jours que vous me parlez de madame Dracius.
Aimé Césaire (à Suzanne Dracius). — Ah, vous voyez !
Suzanne Dracius (à Joëlle). — Je lui ai apporté un poème que je lui ai dédié.
Aimé Césaire (à Joëlle). — Elle vient de me lire un poème.
Suzanne Dracius. — Je vais vous le laisser. Ce n’est pas le bon ordre, ce n’est pas la première page, mais voilà !… Vous voulez que je vous laisse aussi les poèmes de Birago Diop ?
Aimé Césaire. — Et Birago, il est mort ?
Suzanne Dracius. — Oui. Et comme cela, vous allez le redécouvrir.
Aimé Césaire. — Je vais les lire avec plaisir… Toutes les semaines, Alioune et moi nous parlions de tout ça. Et Alioune est même venu ici, à la Martinique. Il a habité chez moi pendant quinze jours et puis il est rentré, il était très content, mais deux mois après, il mourait.
Suzanne Dracius. — Voir la Martinique et mourir.
Moi justement, vous savez ce qui me ferait plaisir, bien sûr ? Si vous pouviez me faire ne serait-ce que quelques lignes d’une petite préface pour cette anthologie poétique ? Ce serait un joyau !
Aimé Césaire. — Je n’ose rien promettre, parce que vraiment, je ne sais pas si …
Suzanne Dracius. — Je ne voudrais pas vous martyriser. En guise de préface, je me contenterai de cet entretien, où nous avons parlé poétique et poésie, de Senghor et de Diop…
Aimé Césaire. — Alors c’est une anthologie africaine ?
Suzanne Dracius. — Pas exclusivement africaine ; il y a des Antillais, Haïtiens etc, mais aussi des poètes d’Afrique du Nord : c’est donc une anthologie francophone, avec diverses voix de la francophonie.
J’ai reçu aussi celui-là, c’est un Péruvien ; il est encore en espagnol, il n’y a pas encore la traduction ; en fait, il est en suspens… Pour une prochaine anthologie… Vous lisez l’espagnol ?
Aimé Césaire. — Pas du tout !
Suzanne Dracius. — Un petit peu, même du bout des lèvres ? Vous allez vous amuser. En tout cas je vous le mets là, ça ne fait rien.
Aimé Césaire. — Même l’anglais, je ne sais pas ! I have forgotten all English I learnt at school, when I was a boy, that is I think many, many years ago… Mon professeur, c’était le père Achille, Monsieur Achille. Vous voyez à quelle époque !
Suzanne Dracius. — Ah bon ? Celui du stade Louis Achille ? Non, ce n’est pas le même ?
Aimé Césaire. — Oui, c’est lui : c’était le meilleur angliciste de l’époque ; et son fils est devenu aussi professeur d’anglais. (Feuilletant les poèmes.) Et alors, il y a un autre poème de vous ?
Suzanne Dracius. — Oui, par contre tous mes textes ne sont pas encore là. Mais il sera dans l’anthologie, qui s’appellera Prosopopées urbaines.
Aimé Césaire. — Dans la préface ?
Suzanne Dracius. — Non, en tant que poème parmi les autres.
Aimé Césaire. — Donc je vous lirai !
Suzanne Dracius. — Pourrais-je avoir une dédicace pour ma maman ? Juste un petit mot, elle sera extrêmement contente, car elle vous admire beaucoup.
Aimé Césaire. — Son prénom, c’est comment ?
Suzanne Dracius. — Elmire.
Aimé Césaire (écrivant). — Donc vous m’avez dit : Madame Elmire Dracius ?
Suzanne Dracius. — Oui. Elle voulait que j’aille faire du shopping avec elle, ce matin ; je lui ai dit « Non, j’ai rendez-vous avec monsieur Césaire. » Donc, avec votre dédicace, je vais me faire un peu pardonner.
Aimé Césaire (lisant à haute voix le texte de sa dédicace). — « À Elmire Dracius que la Martinique remercie entre autres choses d’avoir mis au jour la poésie, la vraie : Suzanne ! Merci ! »
Suzanne Dracius. — C’est moi qui vous remercie ! Merci pour tout. Merci d’être.
25 janvier 2006,
Fort-de-France,
la ville dont le Maire honoraire est un poète

* Citation de Lumina Sophie dite Surprise de Suzanne Dracius (N.D.E.)

– Extrait de Prosopopées urbaines, éditions Desnel, 2006, coordonné par Suzanne Dracius. Pour commander en ligne à l’éditeur (vendeur indépendant rank 72, pas « esclave » du géant, « politiquement correct »), cliquer ici
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publié dans le tome V des Écrits politiques d’Aimé Césaire réunis par Édouard Delépine, éditions Jean-Michel Place, Paris, 2018, pages 285 à 290.

Le 10 avril 2019, au Panthéon, lors de l’hommage à Aimé Césaire à l’occasion de la publication du tome V de ses Écrits politiques réunis par Édouard Delépine (où figure l’ « Entretien de Suzanne Dracius avec Aimé Césaire »), éditions Jean-Michel Place, il a, entre autres, été donné lecture du discours de la 1ère séance du 12 mars 1946 sur le « Classement de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion et de la Guyane comme départements français », et, dans leurs allocutions, certains ont évoqué leurs doutes à propos de la départementalisation, reparlant autonomie, refus de l’assimilation, apparentes contradictions etc.
En novembre 2006, invitée aux USA au colloque de l’University of Illinois sur les 60 ans de départementalisation des DOM, avant de quitter le pays natal pour aller prononcer ma conférence intitulée « DOM : départements à part entière ou entièrement à part ? » (les actes du colloque ont été publiés dans l’International Journal of Francophone Studies), je suis allée voir l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal pour lui demander ce qu’il pensait de la départementalisation, censée faire de nous des Français à part entière quoique entièrement à part et quoi qu’il advienne de nos desiderata.
Le grand homme m’a répondu d’une petite voix, mais fermement, avec l’aplomb de plusieurs décennies à la mairie de Fort-de-France et de près d’un demi-siècle de députation en tant que « parakimomène » de la Martinique, « celui qui la protège et la défend corps et âme », que si c’était à refaire, il le referait, peut-être différemment, car, dans sa grande sagesse créole, à l’antique et cicéronienne, Césaire n’avait pas attendu que Dylan ait le Prix Nobel de littérature pour savoir que « les temps changent ». « O tempora ! O mores ! » Césaire souhaitait être le « parakimomène » de la Martinique (en grec παρακοιμώμενος, mot à mot « celui qui couche auprès de »), titre porté par un haut dignitaire du palais des empereurs byzantins et conféré par édit impérial (διὰ λόγου βασιλικοῦ), c’est-à-dire que le titulaire était révocable au gré du souverain, l’une des dix charges palatiales « par édit », et la plus haute, spécialement réservées aux eunuques. Mais Césaire n’avait rien d’un eunuque, pas plus en politique qu’en poésie.

– Vidéo de la lecture au Marché de la Poésie