TROIS FOIS TROIS POINTS DE SUSPENSION

dimanche 22 janvier 2012
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Sur "TROIS FOIS TROIS POINTS DE SUSPENSION" :

– Ces "trois points de suspension" ne sont pas de simples ponctuations mais évoquent la suspension, l’ellipse, l’éclipse ("S’éclipsent", tels des astres), la disparition, la mort : trois décès, ceux de trois amis musiciens martiniquais, Henri Guédon en 2006, Curtis Louisar et Jean-Paul Soïme en 2007.
Ces "trois fois trois points de suspension" sont – avec les trois points d’interrogation évoquant le mystère de l’au-delà –, les seules ponctuations du poème, en fin de vers ; pour le reste, la fusion est totale, afin de suggérer l’harmonie de l’amitié ; les pauses sont marquées par les rimes.

– "Aux Mânes de Jean-Paul Soïme, Curtis Louisar et Henri Guédon" :
Les mânes (latin "manes") sont les âmes de ceux qui ont eu une sépulture convenable.

– Las : encore un jeu de mots !
« Las » veut dire à la fois "hélas" (interjection vieillie mais d’autant plus nostalgique et expressive, s’agissant d’un deuil) et "fatigué(s)" (ici au pluriel, se rapportant à nos musiciens amis").

– Entre " nos musiciens amis " et " nos amis musiciens " la nuance est très subtile :
1/ " nos musiciens amis " : le hasard fait qu’ils étaient tous trois musiciens, mais ils étaient surtout mes amis. J’insiste sur leur qualité essentielle, prioritaire, d’"amis", celle qui compte avant tout : primo ils sont MES ("NOS") amis, et j’espère étendre mon amitié pour eux à tous, la faire partager, la leur faire partager entre eux, secundo il se trouve qu’ils sont tous trois musiciens.
2/ Tandis qu’ensuite, avec " nos amis musiciens " on est déjà entrés dans le thème majeur du poème — sur le mode mineur, celui de la tristesse, puisqu’ils sont morts — : la musique. L’amitié que je leur porte compte toujours, mais c’est à travers l’amour de la musique qu’elle s’exprime, désormais et dans le poème, post mortem, pour alléger la peine du deuil.

– "Aganila", sublime chanson de Curtis Louisar contenant les trois prénoms des trois personnages principaux de mon premier roman, L’autre qui danse, écrit en 1987.

– "La Filo" est le titre d’une chanson composée par Jean-Paul Soïme qu’il interprétait avec le groupe Malavoi.
(C’est une allusion à cette même chanson "La Filo" que l’on retrouve dans mon poème "Fantasmes de femmes" — écrit à la française : "la Philo", abréviation de "philosophie" pour insister sur le sens de philosophie féminine de l’amour évoquée dans ce poème).

– viole  : instrument ancien.
En réalité Jean-Paul jouait du violon, mais j’emploie ici, par licence poétique, le terme ancien, "viole", car ils entrent dans l’éternité où le temps es aboli, où les époques se confondent, et peut-être troque-t-il, dans l’au-delà, son violon pour une viole.

J’avais écrit ces vers à chaud, sous le coup de l’émotion, lors du décès de Jean-Paul Soïme, et c’eût été trop douloureux de le relire, à l’époque, ça m’aurait vraiment fait mal et aurait détruit le soulagement procuré par l’écriture de ce poème ; mais, avec les années, la douleur du deuil s’est apaisée, laissant place à l’esthétique. Comme il est inspiré par 3 amis musiciens, il est comme une petite chanson. Ça m’a fait un pincement de coeur de retoucher à ce poème, mais du bien de le retoucher. (Encore un jeu de mots sur les deux sens de "retoucher" : "y toucher à nouveau" et " le remanier"). Là où ils sont, tous les trois, je veux croire qu’ils en sont heureux.
Je suis infiniment reconnaissante à ma traductrice américaine Nancy Naomi Carlson, car c’est lors de notre correspondance à propos de sa traduction que j’ai été amenée à retravailler sur ce poème dans la sérénité, la douceur de l’amitié née entre nous deux à l’occasion de cette traduction atténuant le chagrin du deuil des trois amis musiciens.

Pas question de casser l’organisation de rimes de 3 ! C’est d’autant plus vrai que j’ai même décidé d’aérer le poème en détachant les tercets (groupes de trois vers rimant entre eux) : cette disposition aérienne correspond mieux au thème de l’envol des âmes, non ?

L’idée à laquelle je tiens est celle de la fusion de ces 3 musiciens, qui étaient MES amis, chacun de son côté, mais n’étaient guère amis entre eux, et qui ne jouaient pas ensemble. Je les imagine réunis, dans la mort, par la musique. On s’interroge tous sur "l’après" : qu’est-ce qui nous attend dans l’au-delà ? Quel est le "programme" ? Moi je voudrais qu’il soit "musical", pour ces trois-là, qu’ils se soutiennent mutuellement en faisant de la musique ensemble pour l’éternité, qu’ils fassent un "boeuf" ensemble, du jamais vu de leur vivant. C’est pour moi une consolation, une pensée qui me réconforte, m’aide à accepter leur absence, une vision excitante, presque cinématographique, façon "Blues Brothers"…

Je voudrais créer, par la magie poétique, un spectacle inouï, improbable de leur vivant. D’où cette structure, qui respecte "l’organisation de rimes de 3" que ma traductrice aime tant — et que j’aime aussi, même si j’ai failli la trahir : mais ça arrive, n’est-ce pas, que l’on trahisse un peu ce ou ceux que l’on aime ; l’important est de réparer, de reconnaître ses erreurs, et c’est ce que je tente de faire : ERRARE HUMANUM EST, PERSEVERARE DIABOLICUM ! Trois mille mercis à Nancy !
D’où ce tercet ajouté, allégé par rapport à ma précédente forme, mais qui contient bien le thème du "boeuf" des 3 ensemble, et rend bien mon intention d’opérer une réunion des 3 post-mortem, de créer un trio qui n’a jamais existé pendant leur vie. L’autre avantage de cette répartition en 6 tercets est que l’on obtient ainsi un multiple de 3 permettant de visualiser ce fantomatique trio fantasmatique jouant ensemble dans les nuages, grâce au nouveau trio de rimes :
"âme"
"anagramme "
"programme".
Je ne fais pas systématiquement des rimes dans mes poèmes, mais ici, cela s’imposait, puisque la rime subsiste, de nos jours encore, dans les chansons, et que ce texte est une chanson, car inspiré par des amis musiciens.

À la fin du dernier vers, pour être fidèle au "Sans rien qui pèse ou qui pose", j’ai intentionnellement supprimé toute ponctuation, comme ça le poème reste en suspens, "Sans rien qui pèse ou qui pose", ni ponctuation ni rien qui l’alourdisse.

Ô coïncidence, quand j’écris ces lignes c’est la Toussaint, demain sera le Jour des Morts… Mais " il n’y a pas de coïncidences, que des correspondances, baudelairiennes en diable" (auto-citation de RUE MONTE AU CIEL)…