"L’autre qui danse" (en poche aux éd. du Rocher, collection Motifs)

Extrait :"la vague hauturière de la danse…"
lundi 8 octobre 2007
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Rehvana regrette bien de s’être laissé entraîner par sa soeur – après le petit dîner estudiantin qui devait prétendument se terminer si tôt – dans cette fête tapageuse où elle s’ennuie et où elle ne connaît personne, chez un Camerounais docteur en philosophie marié à une Martiniquaise assistante en linguistique.
« Il faut te distraire, disait-elle, te sortir de tout ça. Tu verras, il n’y a pas que les Ébonis au monde ! »
C’est vrai, il y a là toutes sortes de gens, de France, d’Espagne et de partout – le gai Paris –, des Africains, des Domiens, des Tomiens, des couples mixtes, une Pakistanaise sans sari avec mari franco-allemand, la Guadeloupéenne des Abymes unie à un bon chic bon genre qui se tient là, pâle et digne, et écoute, amusé, complice, les deux blanchisseurs antillais qui se traitent mutuellement, pour de rire, d’évadés de la planète des singes et font mille pitreries, irrésistibles, toutes dents dehors, grands et beaux, sains et forts. Ceux-là décrètent, dans un grand rire, qu’ils passent leurs vacances à Créteil-Soleil. Tous sont plus ou moins éméchés par le whisky qui coule à flots, le vin rouge, le champagne et le punch. Leur frère a eu beaucoup de succès avec son assortiment de rhums blancs et vieux puisé dans la généreuse réserve de leurs parents.
La princesse bamoun a fini de faire ses beignets,
et bondit au milieu de la piste, non sans avoir avalé
au passage une bonne goulée de coeur de chauffe,
rhum prenant à la gorge, crachant du feu au gosier.
Elle se déploie, agrippe et ensorcelle, hèle un
partenaire d’un instant qu’elle repousse aussitôt
pour un autre ; ensemble ils se fléchissent, à
gauche, à droite, leurs reins collés, l’air appliqué.
Matildana pénètre dans la danse ; montent à son
ventre des tournoiements qu’elle n’a jamais appris
nulle part.
Tous les corps dansent (ou presque : on sait que
deux ne dansèrent pas
) ; un cercle ondoyant s’est formé où l’on sourit et frappe des mains. Un corps
au hasard se détache, mû par une force invisible
surgissant de l’air de la danse ou poussé par les
autres corps, et ce corps élu bien au centre virevolte,
s’étire, occupe la place respectée par les
autres corps, offre pour un temps aux autres
corps la magie de coups de reins, de sauts, de
levers de jambe, de grimaces, de pirouettes, de
jeux de jupons, de grands pas, de cabrioles et de
mimiques. Matildana découvre, quand elle est
entrée dans le cercle, que son corps en a pris sa
part, et qu’il s’est trouvé là, qu’il a su de lui-même
quand y aller, quand en sortir et quoi y faire.
Peu à peu tout bascule, tout s’intensifie et éclate,
comme dans un feu sans artifice.
Et la sueur aux visages restitue le tropique en
chaleurs africaines suintant au long des corps qui se
désarticulent, bondissent et lèvent ensemble bien
haut les bras en lâchant le même OUÉÉÉ !
soumis, sans lois, aux mêmes accords, en une muance
d’hommes et femmes, garçons et filles, en une harmonie
suraiguë quand bat le gros gong qui exalte,
l’appel sourd de l’Afrique ou de la terre d’exil,
parce qu’on est comme nulle part, déhanchés,
ondes tournantes, seigneurialement simiesques,
émouvants et mouvants jusqu’au seuil du tournis
jamais franchi, parce que l’on ne perd rien dans le
tourbillon magnifique, ni soi ni l’équilibre, on n’y a
rien à perdre et tout à recouvrer.
La fête est belle, parce que enfants et vieilles
femmes y font la vérité de la danse. Vite, cavaliers
et cavalières sont débridés, bousculés, libérés par
les bonds crapaudins des enfants, beaux par-delà
la science trop compassée et égoïste des pas convenus
 ; les baissés-bas hardis des vieilles, qui ne se
soucient plus de se tenir droites, de contrôler leurs
seins rampants ou de rentrer leur ventre, font jaillir
vers le vrai les gestes des danseurs. Un homme de
petite taille au beau visage sculpté, au nez mutin,
renonce bien vite aux pas mesurés, mécaniques,
au collé-serré de convention, et entraîne dans ses
contorsions les corps de tous, comme par une mer.
Un cercle se forme autour de lui, plus question
de frotti-frotta, plus de chacun avec sa chacune :
en déhanchements canailles, dandinements de
canard, mime cocasse de coupe de la canne –
jarrets fléchis, fesses en arrière – on libère tout,
on se venge et se paie, on s’appartient, je dis
qu’on s’appartient.
Que me dites-vous « défoulement » ?
C’est que vous n’avez rien compris. (Sans doute
n’avez-vous pas voulu comprendre.)
Avez-vous au moins regardé ?
Mais ce n’est pas en regardant que vous saurez,
c’est en entrant dans la vague hauturière de la
danse.
Je vous parle d’une danse haute lame, où le
nègre se rachète sans coutelas. Je vous parle
d’une suée voulue, qui lave et a toujours lavé les
sanies de l’aliénation. Je vous parle de la fête
nocturne.
C’est la même qui secouait les chaînes aux soirs
des plantations, on ne l’apprend pas dans les académies, et Matildana la connaît. C’est celle que bénissait et proscrivait le maître, c’était selon (elle
fait peur mais elle est utile).
Non, elle n’est pas qu’un exutoire !
Elle est bouillonnement et fusion, elle est
vigueur, vous dis-je ! mouvements d’âmes et communion.
Elle ne se danse pas seul.
C’est quand elle devient telle, ni sexe ni drague,
dans les foucades des ventres impubères et les
transes déchaînées des vieilles, ni obscénité ni
pudeur ni figures imposées à des couples figés,
c’est quand elle se fait grâce et perfection, de par
les macaqueries, les gesticulations bouffonnes et les
postures désordonnées, quand elle est l’absolu,
parce que personne alors n’oserait s’y prendre au
sérieux, c’est à ce moment-là que Matildana aime la
danse.
Que Matildana vit la danse.
Et Matildana danse, et Matildana danse, et
danse et danse.
Entraînée, envoûtée selon un rituel inconnu
mais auquel il lui semble qu’elle s’est initiée sans
grand-peine, il y a des lustres et des lustres, dans
l’aisance de la danse et des mémoriaux pas lascifs
scandés par des battements de mains sonores,
Matildana, étourdie, transportée, danse et tournoie
à l’unisson.
La voilà maintenant déployée, grande, impudente,
dans l’exaltation de son moi, la voilà investie
jusqu’au tréfonds de son être, la voilà
chevauchant une cavale imaginaire, elle-même
cambrée, les reins hauts, lancée dans un galop
d’ubiquité sauvage.
Il faut les voir ! Beaux diables et libres déchaînés, et Matildana avec eux...
Il faut savoir se dégager, se dévider, se « démarrer
 », tournoyer jusqu’au madiana, danser jusqu’à
rouvrir le jour.
Et s’invertébrer et ruer, il faut les voir...

Elle l’évite.
Il est en train de rire à gorge pleine, il est là-bas, à l’autre bout du salon, debout, un verre à la main.
Elle ne regarde pas de ce côté, mais elle sait qu’il y est.
Elle est sûre de lui avoir échappé. Il ne fait pas attention à elle, il ne l’a même pas remarquée. L’application qu’elle met à éviter ce type l’énerve au plus haut point. Qu’a-t-il de plus que les autres ?