"Montagne de feu" (incipit)

Extrait de RUE MONTE AU CIEL
mercredi 12 septembre 2007
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Sa destinée rue Monte au Ciel

Montagne de feu

IN GIRUM IMUS NOCTE ET CONSUMIMUR IGNI
"Nous tournons en rond dans la nuit et sommes consumés par le feu"

Palindrome de Virgile (T.D.A.)

« La Montagne de Feu nous vengera ! » avait hurlé le grand chef amérindien, avant de se donner la mort en se précipitant du haut de la falaise baptisée depuis lors « Tombeau des Caraïbes », plutôt que d’accepter la servitude sous le joug des conquistadores venus de l’au-delà des mers. « Vivre libre ou mourir » ? En ce turbulent crépuscule du XV ème siècle, cet homme-là avait fait son choix.

Il n’est pas un volcan-spectacle, le Mont Pelé. Il n’est pas un « volcan rouge », ne vomira pas de ces superbes rubescences de coulées de lave en fusion que l’on peut fuir en les contemplant. Lorsqu’elle explosera de colère, la Montagne Pelée crachera des milliers de roches incandescentes qui dévaleront ses flancs à une vitesse vertigineuse, et auxquelles nul ne pourra échapper.

« Manman Pelée ne va pas les laisser faire ! » cria l’esclave révolté contre les esclavagistes, quand fut tombé le crépuscule du siècle dit « des Lumières » et qu’il vit vaguement poindre au loin une nouvelle aube révolutionnaire, sans pour autant le délivrer des sombres affres du Code Noir ni du fouet ni du « quatre piquets » ni de l’essorillement ni des flétrissures au fer chaud ni des mutilations barbares.
Loin, là-bas, sur l’Autre Bord de l’océan, un héroïque Mirabeau était allé jusqu’à mettre en doute la nécessité des colonies, affirmant prophétiquement que la France pouvait prospérer sans ce système indigne, se battant pour engager le corps révolutionnaire dans la voie de l’abolition de l’esclavage. Il mourut le 2 avril 1791.
Mais l’esclave Léonard n’en sut rien. Le décret du 16 Pluviôse an III (4 février 1794) eut beau abolir l’esclavage dans les colonies, il ne fut jamais appliqué, ni à Saint-Pierre ni ailleurs... Les membres les plus influents de la Société des Amis des Noirs, un ecclésiastique, un certain Abbé Grégoire, et une femme, une certaine Olympe de Gouges, eurent beau s’agiter de leur mieux, ce décret fut hâtivement abrogé. Il y aurait longtemps à attendre, une autre Révolution puis une seconde République, il faudrait toute la persuasion d’un Victor Schoelcher, toute la sensibilité d’un Lamartine, toute la sagesse d’un Arago, et jusqu’à la caracolante intervention d’un Alexandre Dumas, pour qu’en 1848, l’esclavage soit effectivement aboli. Et encore, difficultueusement, après des heures et des heures de délibérations houleuses, dans le souci de ménager les intérêts des colons, et en laissant des séquelles !...
Il ne vivrait pas jusque-là. Pour Léonard, le seul salut restait dans le marronnage. Il n’avait plus rien à perdre, lui, l’esclave de Saint-Pierre. Même s’il savait de quels supplices était puni le marronnage... Même si lui, Léonard, savait, pour l’avoir perçu dans sa chair, que le marron était poursuivi comme du gibier, avec les molosses, les chiens à nègres, pourchassé jusque dans les mornes, à coups de fusil, et abattu sans sommation s’il refusait de se rendre. Se rendre ! Pourquoi ? Pour que le maître ait le droit, puisque Le Code Noir l’y autorise, de lui couper le jarret, de le marquer au fer rouge sur l’autre épaule ?... Car il est récidiviste, l’esclave Léonard. La première fois, quand on l’a repris, il a eu les oreilles tranchées, on l’a marqué comme une bête d’une fleur de lys sur l’épaule gauche. Il n’y aura pas de troisième fois. Il sait que l’esclave fugitif est puni de mort. (C’est écrit. Bien qu’il ne sache pas lire, Léonard ne peut ignorer, parce qu’il a vu les pendaisons et autres « exécutions exemplaires », et parce qu’on le lui a dit et répété, sans ménagement, qu’esclave, si tu marronnes deux fois, au troisième coup, si on te tient, tu risques la mort !)
La mort, il l’a déjà dans l’âme, son âme virtuelle et contestée de nègre esclave. La mort, il l’appelle de ses vœux, depuis que la femme qu’il aime a été vendue dans le Sud, au fin fond du Vauclin, à un monsieur de Souci. Le maître les a séparés. Leur « accouplement » déplaisait. Les enfants qu’ils faisaient ensemble étaient trop noirs, trop rebelles. De la graine de marrons, pour le béké. Rien que des filles, pourtant !... Rien que des filles, par-dessus le marché ! Cela se vendait beaucoup moins cher qu’un négrillon, une négrillonne. Surtout de la graine de marron au sombre regard féroce comme leur propre mère, Himitée, haute négresse debout qui jamais n’acceptait de baisser les yeux, mais brûlait de son œil de braise les yeux de n’importe quel béké.
Avait-elle tenté de le rejoindre ? La rumeur publique a grondé, traversant la Martinique du Sud au Nord, enflant de l’habitation Massy-Massy jusqu’à Saint-Pierre, rapportant que, dans la matinée du treize, Himitée a été flagellée de vingt-neuf coups de fouet, garrottée sur une échelle, aux pieds et aux mains, après avoir reçu du géreur plusieurs coups de poing à la figure qui lui ont cassé trois dents, l’ont rendue sourde d’une oreille et éborgnée de l’œil droit. Pour que les coups portent plus, le commandeur avait ajouté sous son ventre un billot gros et court, sur ordre exprès de Dispagne, géreur de l’habitation. Elle était enceinte de quatre mois. Le lendemain, elle a fait une fausse-couche. (« Pas une grande perte ! Maudite engeance !... » commenta ce diable de géreur, en guise d’oraison funèbre pour ce « sale bâtard de nègre ».)
Avait-on voulu la punir d’avoir choisi son compagnon, de n’avoir pas accepté l’étalon qu’imposait le maître ? Himitée aurait-elle repoussé les avances du commandeur, du géreur ou, qui sait, peut-être du maître lui-même, désireux de lui faire des petits mulâtres, réputés plus dociles, plus souples à « éduquer », plus décoratifs pour servir à la table des Blancs ? Traduit simplement en police correctionnelle, le sieur Jules Dispagne a été condamné à quinze jours de prison, messieurs et dames !
« Ce ne sont pas des milans, hélas ! » se lamentait, dans sa fuite, sous une bienfaisante pluie lustrale, l’infortuné Léonard : la nouvelle, il la tenait de la bouche même des gendarmes ! Ces mêmes gendarmes à cheval que l’on avait envoyés « rétablir l’ordre » à Saint-Pierre lors des soulèvements d’esclaves qui sans cesse se multipliaient, incendiant les habitations et mettant à mal les colons qui avaient maltraité « leurs nègres ». Il ne croyait plus aux révoltes, qui n’étaient jamais que des émeutes, jamais des révolutions, d’où l’on ne tirait que des coups, si toutefois on s’en sortait, puis étaient matées dans le sang. Il en avait assez des souffrances. Assez de donner son sang pour rien, assez de subir des supplices, pour finalement s’en retourner verser sa sueur et son sang à fabriquer ce maudit sucre. De la sueur, du sucre et du sang... Assez de ce perpétuel recommencement, de cette malédiction sans fin pesant sur sa tête de nègre ! Et maintenant, Himitée !... C’en était trop. Quitte à être repris, tant pis !
Il marcherait, se cachant le jour, cheminant nocturnement à travers traces et halliers, avec pour uniques compagnons manicous ou lamantins. Il irait seul dans la noirceur, - celle de son corps amputé, celle de ses ténébreux souvenirs et l’ombre protectrice de la nuit -, éclairé, comme par des clins d’œil, par les fugitives lueurs des bêtes-à-feu. Les étoiles au ciel le guideraient. Léonard se dirigerait vers un lieu inconnu de lui, un endroit mythique, symbole de liberté pour le Nègre : les mornes du Nord. Un havre de paix sauvage, inaccessible aux mauvais, où il n’était jamais allé, mais que chantait clandestinement le bel air au son du tambour gros ka, dont on parlait à demi-mot lors de la veillée manioc, la nuit du samedi au dimanche. Le lendemain, c’était le Jour du Seigneur : les esclaves pouvaient se fatiguer à purger et grager le manioc, ils pouvaient y passer la nuit blanche : le lendemain, ils ne travaillaient pas. C’était la volonté de Dieu. Léonard en profiterait pour s’éclipser. Le dimanche matin, la messe ferait diversion ; l’alerte serait donnée plus tard. Cela lui donnerait quelque avance pour distancer ses poursuivants. Cette fois, il réussirait. Ce coup-ci, il n’omettrait pas de chaparder un lot de poivre, à parsemer sur ses talons, avec l’espoir que cela perturberait le flair des chiens à nègres lâchés à sa poursuite. Ah, ces sales bêtes ! S’il en tenait un, il l’égorgerait. Les cicatrices de morsures boursouflaient encore sa chair. Les traces de crocs s’étaient incrustées à jamais dans son corps comme dans sa mémoire. Il n’oublierait pas son coutelas ! Il était prêt à tuer pour vivre. Ce n’était peut-être pas leur faute, à ces molosses, s’ils avaient cette férocité. Elle n’était pas naturelle, leur rage à déchiqueter la chair noire : le blanc la leur avait donnée, en nourrissant ces braves bêtes de chair de nègre. Ce n’était pas une légende contée à la veillée manioc. Il l’avait vu, lui, Léonard.
En ce temps-là, on ne l’appelait pas « Léonard » : ils ne l’avaient pas encore baptisé. L’homme portait son nom de Guinée, son titre d’être libre : Noh-La-Har. Ils l’ont piétiné, Noh-La-Har. Ils l’ont dénigré, estropié. Défiguré. Mutilé. Foulé aux pieds, le fringant guerrier africain, dépossédé de lui-même. Noh-La-Har ou Léonard, l’homme en avait vraiment trop vu.
Il avait vu de ses propres yeux, sur le bateau négrier qui l’emportait loin de l’Afrique, le commencement de l’horreur. On avait laissé Gorée depuis des lunes et des lunes, essuyé de terribles tempêtes, mais le pire restait à venir. Faute d’avoir pu faire escale à temps pour le ravitaillement, le navire négrier dérivait, ballotté par des vents mauvais, en proie à la famine et aux fièvres. La disette décimait l’équipage. Les nègres mouraient comme des mouches. Certains se précipitaient au-devant d’une mort certaine en avalant leur propre langue. Noh-La-Har avait encore le goût de vivre.
Seuls les plus robustes des hommes et les femmes jeunes survivaient. Perdu en mer, à bout de ressources, le maître à bord ordonna de nourrir coûte que coûte les dogues dont un colon des Antilles attendait la livraison, et qui n’étaient pas encore payés. Mais avec quelle viande nourrir ces animaux-là ? Comment les maintenir en vie ? Le client ne les paierait qu’à réception. Certes, la cargaison de « bois d’ébène » vivant était éminemment précieuse, mais à peine autant que ces chiens « de race », commande onéreuse d’un marquis, un de ces « Messieurs de la Martinique ». Il fallait à tout prix leur donner à manger, à ces chères bêtes ! Morts, ces chiens ne vaudraient plus rien. Par contre, les corps des nègres, même privés de vie, pouvaient s’avérer de quelque utilité...
Pourquoi ne pas habituer ces dogues à goûter de leur futur gibier ? Après tout, ces chiens-là n’étaient-ils pas destinés à la chasse au nègre ? Ce ne serait qu’une forme d’apprentissage ! L’industrieux capitaine eut donc la maligne idée de nourrir les chiens avec les cadavres de nègres qui s’entassaient dans l’entrepont au risque de provoquer des épidémies, au lieu de les jeter à la mer. Il avait plus urgent à faire que d’alimenter les requins ! Tant pis pour eux ! Les chiens d’abord. Ainsi l’heureux homme se congratulait-il lui-même, car il s’offrait en l’occurrence une double satisfaction, dans la joie de bien faire son métier : non seulement il assurait « l’hygiène » à bord, mais il remplissait son contrat en donnant à manger aux dogues. Beau bénéfice en perspective ! Pour avoir la conscience tranquille et « être en règle », le capitaine consigna scrupuleusement dans le très officiel Livre de Bord les quantités et « portions » de nègres morts servis crus aux chiens. Pourquoi le choix de cette crudité ? Pour exciter leur cruauté et parfaire sa belle entreprise d’éducation canine. Il poussa jusque-là le zèle, escomptant bien en être richement récompensé. [...]

© Éditions Desnel 2003

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